Vivre dans une société capitaliste

Nicolas Wirz, octobre 2020

Nous vivons dans une grandiose coopération sociale: que nous y pensions ou non, chacun.e de nous vit de ce que les autres produisent, ce que nous produisons chacun.e n’a de sens que pour les autres.

Si nous vivions au Paradis, ce rapport d’échange entre ce que nous donnons et recevons se ferait « tout seul », sans vérification par l’argent de l’équité de l’échange : ce serait « l’Amour en action ! »

Mais pour le moment l’humanité est en train de construire comme elle peut ses relations sociales.

Quand nous nous levons le matin pour travailler pour les autres, nous avons besoin de garanties qu’en échange de ce que nous donnons, nous recevrons de quoi vivre. Des règles économiques fiables sont nécessaires. Économie vient du grec : oikos veut dire maison, et nomos veut dire loi. L’économie ce sont les règles d’échange permettant à chacun.e de contribuer à la vie de la grande maison planétaire où nous vivons, et d’être reconnu.e dans ce qu’iel fait pour les autres.

L’Histoire par laquelle s’est créé le capitalisme. Chapitre I

Le capitalisme ne tombe pas du ciel : c’est le fruit de NOTRE Histoire. Comment ce rapport social violent s’est-il installé ? Et du coup comment pouvons continuer cette Histoire et surmonter le capitalisme ? Notre récit sera d’une brièveté drastique : bien des facteurs importants ne seront pas mentionnés. Notre fil conducteur est de donner à comprendre comment s’est construite historiquement notre situation d’aujourd’hui. Même si nous pensons le contraire, nos pratiques quotidiennes font vivre l’illusion : le capitalisme a toujours existé, et existera toujours.

Dans les sociétés dites traditionnelles, les rapports d’échange étaient définis par la tradition : les chasseurs, les agriculteurs, les forgerons, etc, avaient des statuts donnés une fois pour toutes par les Dieux, par les Ancêtres.

Chacun.e avait sa place prédéfinie et inquestionnable dans le foisonnement des échanges qui faisait la vie du village. L’argent n’existait pas. La richesse était un don de la Nature, les rapports sociaux étaient un don des dieux.

Avec le développement de la productivité du travail la richesse a augmenté. Elle a commencé à déborder et déstabiliser la circulation traditionnelle des richesses dans la communauté. Ces « surplus » menaçaient l’ordre établi, et de nombreuses façons de les dilapider ont été inventées. Razzias, guerres, fêtes énormes, castes de moines improductifs économiquement (Tibet !), etc.

Mais ce sont des individus malins qui ont inventé les débouchés aux surplus qui devaient ouvrir l’Histoire : ils ont présenté à d’autres communautés les biens en surplus que leur village excellait à produire. Ils les ont échangés contre des biens qui manquaient chez eux. Avec un bénéfice personnel, bien sûr, car ils couraient bien des risques, les voyages dangereux dans l’inconnu, la rencontre de populations et de langages inconnus, le risque d’acquérir et présenter des marchandises qui ne trouvent pas preneurs, etc.

Ces ainsi que les marchands sont devenus les premiers individus au sens moderne : ils ne vivaient plus seulement grâce à leur place fixée par la tradition et sans leur avis dans les échanges internes à leur communauté.

Ils vivaient des revenus provenant de leur activité individuelle. Ils n’étaient plus dépendants de la communauté,

et par conséquent soumis à elle. C’est un tournant historique d’une portée immense, l’acte de naissance de l’individu moderne. Bien sûr, cette libération est un très long processus (qui dure encore aujourd’hui). Des liens religieux, tribaux, juridiques et autres ont continué pendant des siècles à exercer leur emprise sur eux. Mais le processus de libération des individus par le lien de l’argent était en marche, et rien ne pourra l’arrêter.

Petit à petit les marchands ont créé l’argent pour faciliter les échanges, et petit à petit ce sont TOUS les échanges qui se sont faits par l’intermédiaire de l’argent : tous les individus ne sont en relation sociale qu’à travers l’argent.

Il s’agit là d’une évolution millénaire. Encore aujourd’hui de nombreux échanges se font au sein de relations régulées par la tradition, même dans les pays dits développés. Mais les rapports marchands envahissent maintenant presque tous les domaines de la vie, détruisant les loyautés familiales, marchandisant même la culture, même ce qu’il y a de plus sacré : tout est peu à peu vidé de tout sens autre que de faire de l’argent. Les capitalistes qui ne font pas de profits sont jetés à la poubelle par la concurrence. Les travailleur.es doivent se battre pour récolter un salaire leur permettant de payer les amas de factures qui les assaillent. Voir les Gilets Jaunes.

Voilà la naissance l’individu moderne ! Seul contre tou.tes pour assurer sa survie. Il n’empêche : les marchands ont ouvert le chemin de la responsabilité individuelle et arrachés les individus à leur imbrication dans des rapports traditionnels où iels n’avaient aucun choix. Nous ne reviendrons pas en arrière. Alors, comment continuer ?

L’Histoire par laquelle s’est créé le capitalisme. Chapitre II.

Dès le XIème siècle la productivité du travail a augmenté fortement, faisant éclater les limites nécessairement locales des rapports d’échange sociaux féodaux. Il fallait s’approvisionner en matières premières toujours plus loin, et trouver des débouchés toujours plus loin. Les rapports d’échange traditionnels étant ainsi brisés, il fallait mettre en place un nouveau rapport d’échange social.

Mais voilà : le travail est par nature local. Les marchands, eux, connaissaient les routes, les langues, ils avaient mis au point l’argent et les lettres de crédit, etc. C’est ainsi qu’ils ont généralisé à toute la société LEUR rapport d’échange : le rapport marchand. Le rapport marchand est devenu tendanciellement l’unique rapport permettant aux membres de la société d’échanger ce qu’iels lui donnent et ce qu’iels en reçoivent.

C’est un rapport antisocial puisque asservi à des intérêts privés. Ce qui est social, c’est ce qui est organisé par l’ensemble des membres de la société, en fonction des intérêts de toutes et tous.

A notre époque la productivité du travail a doublé en quelques décennies. La société est plus riche que jamais.

Le problème social n’est plus la lutte contre la rareté : c’est le problème du PARTAGE des richesses crées. Prisonniers du rapport marchand, nous luttons individuellement contre la rareté qui nous est artificiellement imposée, nous ne voyons pas que cette rareté n’existe pas au niveau social. Le rapport marchand dans lequel nous sommes pris nous rend aveugles pour le niveau social. Nous ne nous pensons pour le moment que comme individus. Même nous qui luttons pour transformer la société. Examinez comment vous pensez vos vies, vous verrez que nous en sommes là. Nos liens sociaux sont censés ne pas être notre affaire, mais celle des « investisseurs » capitalistes.
Voilà ce que nous héritons de l’Histoire. A nous de jouer maintenant !

Voilà mis en lumière le rapport social qui seul rend possibles nos vies actuellement.

C’est la mainmise des marchands devenus nos capitalistes sur la propriété des moyens de production, sur le marché du travail, où ils nous achètent comme une marchandise à condition qu’ils puissent en tirer profit. Contrôler ainsi nos rapports d’échange sociaux leur permet d’orienter nos vies selon leurs intérêts.

En quoi c’est un carcan inhumain ?

C’est un rapport contradictoire :

Il est social, parce qu’il régit tous les rapports dans notre société.

Il est antisocial, puisqu’il n’est pas notre affaire à nous tou.tes. Il est l’affaire des capitalistes qui ne rendent possible toute activité sociale que s’ils y réalisent un profit privé.

1) Seulement lutter pour le supprimer se heurte au fait que nous si nous sommes aujourd’hui en vie, c’est grâce à l’organisation capitaliste de la société.

Impossible de nous passer des capitalistes du jour au lendemain, lors d’un « Grand Soir ».

2) Seulement lutter pour le rendre « plus humain » se heurte au fait que c’est un rapport qui nie par définition notre humanité : il fait de nous des objets à rentabiliser.

Tant que nos luttes seront conçues en présupposant comme seul rapport social pensable le rapport marchand, elles seront nécessairement enfermées dans la défensive impuissante contre les horreurs engendrées par ce rapport destructeur de la société.

C’est ce qu’on constate aujourd’hui dans quasi toutes les luttes.

On ne peut pas commencer une révolte (sociale) par la soumission (au rapport marchand).

Comment alors construire une société plus humaine ?

Le capitalisme ne sera surmonté qu’à mesure que nous construirons notre propre rapport social. L’initiative se trouve alors complètement de notre côté.

Le ballon est devant nos pieds.

Nous sommes chacun.e les Actrices et les Acteurs principaux dans le théâtre social.

Le capitalisme ne vit que grâce à notre soumission. Ce qui est premier, c’est le travail que nous accomplissons les un.es pour les autres, dans des relations dont nous sommes seul.es responsables. Les capitalistes n’interviennent que sur la base de ce fait premier : ils ne font que canaliser notre travail pour sucer notre moëlle.

A nous de soigner notre façon de penser le capitalisme. Si nous décrivons toujours sa puissance, sans mettre en lumière notre action de reconstruction ou de soumission, nous nous posons en Spectateur.es, nous étouffons ainsi l’Acteur.e que nous sommes de toute façon.

Bien sûr l’Acteur.e a besoin d’informations sur le théâtre social dans lequel iel agit.

Mais la propagande omniprésente instrumentalise ce besoin. Que la TV ou les discussions de bistrot encensent ou critiquent le capitalisme, elles assassinent en nous l’Acteur.e.

Ce qui fait sens dans ma vie, c’est de construire des liens d’échange dignes des êtres humains que nous sommes. D’abord avec mes proches, en famille, au boulot, et dans la perspective que c’est ça qui changera nos liens au niveau planétaire.

« Soyons nous-mêmes le changement que nous voulons pour la société. »

« Le but, c’est le chemin. » (Gandhi).

C’est le propre du capitalisme de ne s’intéresser qu’au produit du travail, d’être aveugle pour le travail lui-même, pour l’activité vivante, pour les relations dans lesquelles elle est vécue :

Pour notre chemin de vie. Mettons en lumière NOTRE activité réelle dans la société.

Nous produisons tout ce dont la société a besoin pour vivre, biens matériels, culturels.

En produisant ces biens, nous produisons surtout nos relations sociales, relations entre travailleur.es, relation avec les bénéficiaires de notre travail.

Le rapport marchand nous met chacun seul devant la nécessité de boucler nos fins de mois.

Nous sommes très ensorcelés par cette réalité cruelle, elle masque la réalité profonde :

C’est par notre coopération sociale que nos vies individuelles sont possibles.

Plantons dès le départ la discussion sur ce terrain, celui de ce que nous faisons dans la société. C’est rester sur nos pieds. C’est la difficulté qu’il faut empoigner dès le départ : nous sommes Acteur.e.s, c’est nous qui avons le pouvoir de faire, les capitalistes n’ont qu’un pouvoir dérivé, le pouvoir sur, sur nous.

Le pouvoir n’est pas à conquérir, il est déjà dans nos mains.

Mais nous avons encore peur de vivre notre propre pouvoir.

FIN