La séparation du producteur d’avec les moyens de production

Karl Marx

Extraits de l’anthologie Révolution et socialisme, textes réunis par Maximilien Rubel, Payot, 1970, Tome II, pages 109-111.

En analysant la genèse de la production capitaliste, je dis : « Au fond du système capitaliste, il y a donc la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production […] la base de toute cette évolution c’est l’expropriation des cultivateurs. Elle ne s’est encore accomplie d’une manière radicale qu’en Angleterre. […] Mais tous les autres pays de l’Europe occidentale parcourent le même mouvement » (le Capital, Livre 1, chap. XXVI).

La « fatalité historique » de ce mouvement est donc expressément restreinte aux pays de l’Europe occidentale. Le pourquoi de cette restriction est indiqué dans ce passage du chapitre XXXII).

Le « mouvement d’élimination transformant les moyens de production individuels et épars en moyens de production socialement concentrés, faisant de la propriété naine du grand nombre la propriété colossale de quelques-uns, cette douloureuse, cette épouvantable expropriation du peuple travailleur, voilà les origines, voilà la genèse du capital. (…] La propriété privée fondée sur le travail personnel […] va être supplantée par la propriété privée capitaliste, fondée sur l’exploitation du travail d’autrui, sur le salariat ».

Pour ne pas laisser le moindre doute sur ma pensée, je précise: « La propriété privée, comme antithèse de la propriété collective, n’existe que là où les… conditions extérieures du travail appartiennent à des particuliers. Mais selon que ceux-ci sont les travailleurs ou les non-travailleurs, la propriété privée change de face. »

Ainsi, le processus que j’ai analysé a substitué une forme de la propriété privée et morcelée des travailleurs = la propriété capitaliste d’une minorité infime (op. cit., chap. XXXII) à une autre espèce de propriété. Comment pourrait-il s’appliquer à la Russie, où la terre n’est pas et n’a jamais été la « propriété privée » du cultivateur ? Donc, la seule conclusion qu’ils seraient fondés à tirer de la marche des choses en Occident, la voici : pour établir la production capitaliste en Russie, elle doit commencer par abolir la propriété communale et exproprier les paysans, c’est-à-dire la grande masse du peuple. C’est du reste le désir des libéraux russes, mais leur désir prouve-t-il davantage que le désir de Catherine H d’implanter dans le sol russe le régime occidental des métiers du Moyen Age ?

Ainsi l’expropriation des cultivateurs dans l’Occident servit-elle à « transformer la propriété privée et morcelée des travailleurs » en propriété privée et concentrée des capitalistes. Mais c’est toujours une substitution d’une forme de propriété privée à une autre forme de propriété privée. En Russie, il s’agirait au contraire de la substitution de la propriété capitaliste à la propriété communiste.

Certes ! Si la production capitaliste doit établir son règne en Russie, la grande majorité des paysans, c’est-à-dire du peuple russe, doit être convertie en salariés, et par conséquent expropriée par l’abolition préalable de sa propriété communiste. Mais dans tous les cas le précédent occidental ne prouverait rien du tout (pour la « fatalité historique » de ce processus).

Dans ce mouvement occidental, il s’agit donc de la transformation d’une forme de propriété privée en une autre forme de la propriété privée. Chez les paysans russes, on aurait au contraire à transformer leur propriété commune en propriété privée. Qu’on affirme ou qu’on nie la fatalité de cette transformation-là, les raisons pour et les raisons contre n’ont rien à faire avec mon analyse de la genèse du régime capitaliste. Tout au plus pourrait-on en inférer que, vu l’état actuel de la grande majorité des paysans russes, l’acte de leur conversion en petits propriétaires ne serait que le prologue de leur expropriation rapide.

Si, au moment de l’émancipation, les communes rurales avaient été de prime abord placées dans des conditions de prospérité normale, si, ensuite, l’immense dette publique payée pour la plus grande partie aux frais et dépens des paysans, avec les autres sommes énormes, fournies par l’intermédiaire de l’État (et toujours aux frais et dépens des paysans) aux « nouvelles colonnes de la société » transformées en capitalistes, si toutes ces dépenses avaient servi au développement ultérieur de la commune rurale, alors personne ne rêverait aujourd’hui la « fatalité historique » de l’anéantissement de la commune : tout le monde y reconnaîtrait l’élément de la régénération de la société russe et un élément de supériorité sur les pays encore asservis par le régime capitaliste.

Les « marxistes » russes dont vous parlez me sont tout à fait inconnus. Les Russes avec lesquels j’ai des rapports personnels entretiennent, à ce que je sache, des vues tout à fait opposées.

L’argument le plus sérieux qu’on a fait valoir contre la commune russe revient à ceci : remontez aux origines des sociétés occidentales, et vous y trouverez partout la propriété commune du sol; avec le progrès social elle a partout disparu devant la propriété privée; donc elle ne saurait échapper à ce même sort dans la seule Russie. Je ne tiendrai compte de ce raisonnement qu’en tant qu’il s’appuie sur les expériences européennes. Quant aux Indes orientales par exemple, tout le monde, sauf sir H. Maine et d’autres gens de même farine, n’est pas sans savoir que là-bas la suppression de la propriété commune du sol n’était qu’un acte de vandalisme anglais, poussant le peuple indigène non en avant, mais en arrière.

Les communautés primitives ne sont pas toutes taillées sur le même patron. Leur ensemble forme au contraire une série de groupements sociaux qui diffèrent et de type et d’âge et qui marquent des phases d’évolution successives. (…)

Note : Ce texte est tiré de trois brouillons d’une lettre que Marx destinait à Vera Zassoulitch, en réponse à la demande de celle-ci de s’exprimer sur la controverse qui opposait les « marxistes » et les populistes russes au sujet des perspectives de la commune paysanne. Voir la réponse définitive de Marx, tome 1 de cette anthologie. Les brouillons sont rédigés en français. Nous y avons apporté quelques corrections.