Démocratiser l’État- la socialisation de la politique

 Extrait du livre de Thomas Coutrot, Jalons vers un monde possible, Le Bord de l’eau éditions, 2010, chapitre 5.

Je viens d’évoquer la tonalité générale d’une orientation de long terme : la construction de convergences stratégiques entre mouvements sociaux. Mais que signifierait, en termes institutionnels, «l’hégémonie de la société civile démocratique sur l’État» et sur l’«économie»? Quels mécanismes de contrôle social peut-on voir déjà émerger qui préfigureraient cette visée stratégique de long terme ? Comment fonctionnerait un État ou la politique serait devenue un bien commun? Une économie ou la finance, les ressources naturelles et le travail décent seraient eux aussi des biens communs ? A quels rythmes avancer dans cette direction, avec quelles ruptures? Comment articuler les dimensions locales, nation es et internationales de la transformation sociale? Sans prétendre dessiner une maquette de la société idéale, il s’agit de réfléchir aux grandes lignes de dispositifs institutionnels et stratégiques possibles – parmi bien d’autres – pour avancer vers une société plus autonome[1].

Élection contre démocratie

La transformation sociale surgit des initiatives autonomes de la société civile mais ne saurait bien évidemment s’opérer sans investir l’Etat. Le nécessaire foisonnement des initiatives venues d’en bas ne peut fonder un ordre social cohérent sans de solides constructions institutionnelles. Il faut également organiser la prise de décision démocratique, car la société civile ne produit spontanément aucun intérêt général. Pour trancher les conflits inhérents à la démocratie, il faut des règles et des procédures, donc des institutions démocratiques. Mais l’Etat n’est jamais neutre. Il est une force sociale dotée d’une logique propre, celle de l’accumulation du pouvoir politique. Le régime représentatif a su masquer cette réalité sous l’apparence d’un simple mécanisme au service du peuple et de ses élus. Ses procédures institutionnelles – le suffrage universel, le pluripartisme, la liberté de la presse… – donnent l’illusion de la souveraineté populaire. On a refoule ce fait historique majeur, parfaitement connu des premiers théoriciens du libéralisme politique: le régime représentatif est antagonique avec la démocratie. L’élection est par nature un mécanisme de sélection d’une aristocratie élective, la «noblesse d’Etat» comme disait Bourdieu, qui gouverne pour ses intérêts propres et pour ceux des couches privilégiées dont elle est issue. Dans son ouvrage de référence[2], Bernard Manin nous rappelle comment les révolutionnaires américains et français du XVIIIe siècle ont soigneusement écarté la procédure du tirage au sort, pourtant unanimement considérée depuis Athènes comme la procédure démocratique par excellence, pou lui substituer l’élection.

La bourgeoisie, pour accéder au pouvoir politique, a dû s’appuyer sur la populace, mobiliser les passions des foules. Mais non sans crainte et répugnance. Le principe de l’élection s’est révélé précieux pour légitimer le pouvoir de «l’aristocratie naturelle»[3] de l’argent et du savoir. La compétition électorale fait par sa nature même jouer un « principe de distinction», qui aboutit presque toujours à l’élection d’individus appartenant aux catégories privilégiées de la population, les fortunés et les cultivés. Le suffrage censitaire évitait toute mauvaise surprise en réservant le droit de vote aux propriétaires. Au XIXe siècle, les républicains s’aperçurent que le suffrage universel donnait presque aussi surement le même résultat, avec une légitimité bien supérieure. Plus de deux cents ans d’histoire politique l’ont abondamment confirmé : le régime représentatif est une puissante machine à reproduire les hiérarchies sociales et la domination des élites en les parant d’une légitimité sans égale. En plaçant «naturellement » à la tête de l’État des hommes issus des couches privilégiées, le suffrage universel garantit la reproduction et la légitimation de l’ordre social. Il aboutit à rendre impossible la démocratie, si l’on définit celle-ci comme «le gouvernement du peuple pour le peuple et par le peuple», comme à l’article 2 de la Constitution de notre Ve République (reprenant une expression de Lincoln).

Manin ne mène cependant pas la critique du régime représentatif jusqu’au bout. L’élection conserve selon lui un aspect démocratique décisif : le peuple peut ne pas réélire ses représentants s’il en est insatisfait. C’est vrai, et cela constitue indéniablement la supériorité de l’élection sur la transmission héréditaire des charges. Mais après l’alternance, les nouveaux représentants auront a peu de choses près les mêmes caractéristiques sociales que les sortants, et pratiqueront a peu de choses près la même politique de conservation de l’ordre existant. Après avoir affirmé fort justement que «l’élection sélectionne nécessairement des élites», Manin ajoute, contre toute vraisemblance au vu de sa propre analyse, « qu’il appartient au citoyen ordinaire de définir ce qui constitue une élite et qui y appartient». Comment le «citoyen ordinaire » aurait-il un tel pouvoir, dans une société aussi marquée par les inégalités de fortune et de savoir que la société capitaliste ? Alors que les choix électoraux des citoyens sont aussi biaisés par de puissants mécanismes culturels, idéologiques et économiques, la déférence envers les pouvoirs inculquée dans toutes les sphères de la société (à commencer par l’école et l’entreprise), le contrôle oligarchique des médias, la menace permanente de fuite des capitaux en cas de politique désagréable aux investisseurs? Alors que les élites politiques et économiques ont organisé le transfert des pouvoirs de décision vers des instances non élues et de plus en plus éloignées des citoyens, comme la Commission européenne et la Banque centrale européenne, sans parler de l’Organisation mondiale du commerce ou du FMI? Faisant état de la fameuse «crise de la représentation » qui se traduit partout par le recul de la participation électorale et le désenchantement envers le jeu politique institutionnel, Manin reconnait certes que «le régime représentatif semble avoir cessé de progresser vers le gouvernement du peuple par lui-même ». Mais, de façon étonnante, il ne propose ni explication ni remède à ce regrettable constat.

« Si les élections permettaient de changer la société, elles seraient interdites depuis longtemps. » Qu’on le dise avec les mots de Rousseau: «le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement ; si tôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien » – ou avec ceux de la rue – «élections, piège a cons», le constat est donc le même : le régime représentatif n’est pas compatible avec une conception exigeante de la démocratie. S’agit-il du «pire des régimes, à l’exception de tous les autres » (Churchill)? Ses incontestables défauts sont-ils irréparables ?

Subvertir la représentation

On pourrait se contenter de répondre, en citant paresseusement Jacques Rancière : les institutions sont toujours du ressort de la « police », c’est-à-dire de la reproduction de l’ordre établi. La politique au sens noble ne peut consister qu’en ces moments fulgurants ou la créativité populaire fait irruption malgré tous les empêchements. Pour caricaturer (à peine) Alain Badiou, il faudrait attendre « l’événement » par lequel les «masses» instaureront enfin le «communisme»…

Certes, s’il y a de la démocratie, c’est que le peuple instituant ne se dissout jamais dans les pouvoirs institués, que les sans-pouvoirs contestent inlassablement les pouvoirs en place. Mais cela ne dispense pas d’élaborer des dispositifs institutionnels qui stimulent la subversion démocratique ; des institutions perméables au pouvoir instituant de la société civile. Rancière lui-même recommande « d’imaginer des transformations du système représentatif qui fassent droit à l’anarchisme démocratique[4]».

Il s’agit donc de transformer, de subvertir le régime représentatif, pas d’abolir la représentation. A moins de revenir a des communautés politiques de quelques dizaines de milliers de membres, comme l’Athènes antique, un régime politique à vocation démocratique ne saurait se passer de représentants. L’élection au suffrage universel, malgré ses défauts, est et demeurera longtemps une composante indispensable de la désignation des gouvernants dans des sociétés vastes et complexes comme les nôtres. La nature aujourd’hui mondiale de beaucoup des problèmes que doit traiter l’action politique ne permet d’ailleurs pas de rêver à un retour à la démocratie directe purement locale, contrairement aux visions néo-communautaires très présentes dans le mouvement altermondialiste.[5] Mais il n’est pas difficile d’imaginer – quoique infiniment plus délicat de faire adopter… – des mécanismes institutionnels qui limitent les effets intrinsèquement anti-démocratiques de l’élection. Il s’agit simplement de bloquer les voies par lesquelles les représentants échappent au contrôle des représentés. D’inventer donc une démocratie active, terme[6] qui me semble bien préférable à celui, déjà galvaudé et ambigu, de démocratie participative.

Une première façon de réduire la prise de distance des élus vis-à-vis de leurs mandants est de couper le cordon entre le pouvoir politique et le pouvoir économique. Les règles de financement des partis, des campagnes électorales, et le strict plafonnement des dépenses sont a cet égard décisives, comme le montre a contrario l’envahissement de Washington (mais aussi de Bruxelles) par les firmes de lobbying, qui dictent l’essentiel de l’ordre du jour du Congres aux USA. Le pantouflage, cette circulation incessante entre responsabilités politiques et économiques, doit être proscrit. […]

Il faut également limiter le pouvoir d’influence des intérêts économiques privés sur les électeurs, notamment en rendant incompatibles le contrôle d’un media et d’une grande entreprise commerciale, financière ou industrielle (Bouygues et TF1, Lagardère et Canal +, Dassault et Le Figaro, Rothschild et Libération, etc…), et en stimulant l’émergence de médias associatifs issus de la société civile, notamment par la mise a disposition gratuite des infrastructures de production et de diffusion : l’information libre et pluraliste est un autre bien commun nécessaire à l’épanouissement de la vie démocratique. Les pouvoirs publics doivent assurer la possibilité matérielle du déploiement des initiatives de la société dans ce domaine, sans exercer le moindre contrôle sur les contenus diffuses.

La distance entre représentants et représentés se creuse également lorsque les élus accumulent du pouvoir symbolique et des réseaux d’influence qui les rendent de fait inamovibles, les transformant en notables ou en éléphants… C’est pourquoi il importe d’interdire le cumul des mandats et de limiter les possibilités de réélection pour éviter la concentration excessive de pouvoir politique dans les mêmes mains. Comment dépasser les schémas éculés du césarisme et du bonapartisme si l’on accepte que des dirigeants politiques passent toute leur vie à exercer des mandats et à monopoliser la représentation? Si les citoyens sont nombreux à se succéder sur les postes électifs, il est plus difficile a chacun de s’émanciper de ses électeurs : «On ne peut pas bien commander si l’on n’a pas bien obéi», disait Aristote[7].

Le principe de distinction, inhérent à l’élection, amène spontanément dans les assemblées des élus mâles, blancs et aisés. Est-il légitime, est-il justifiable que l’Assemblée nationale élue en 2007 comporte 79 enseignants, 132 cadres supérieurs et chefs d’entreprise, 78 hauts fonctionnaires, 73 médecins et avocats, 17 employés et 1 ouvrier? Qu’il y ait à peine 19% de femmes sur ses bancs ? Et en tout et pour tout, un seul député (ou plutôt une députée) appartenant a une «minorité visible» – c’est-à-dire non blanche? Les règles de la parité hommes-femmes pourraient être durcies – les partis politiques préfèrent aujourd’hui payer des amendes que de présenter des femmes. Mais il n’y a pas de raison d’imposer la parité de genre et de tolérer les discriminations racistes et de classe. Pourquoi ne pas exiger des partis politiques qu’ils présentent, en situation éligible, un minimum de candidats issus des minorités et des catégories sociales populaires ? Le critère ethnique renverrait a l’origine géographique des parents ou des grands-parents, le critère social a la profession exercée avant la candidature.

Réhabiliter le tirage au sort

On observe, et c’est heureux, un regain d’intérêt pour un mécanisme classique de la démocratie : le tirage au sort. Dans l’Athènes antique, c’est la démocratie directe qui prévalait. Mais pour designer les membres du Conseil des Cinq-Cents (la «Boulè»), qui animait les travaux de l’assemblée générale des citoyens (« l’Ecclésia ») et exerçait certaines fonctions législatives, les Athéniens tiraient au sort parmi une liste de volontaires. Les Romains, puis les Florentins et les Vénitiens de la Renaissance, surent eux aussi utiliser le mécanismes du tirage au sort pour éviter la monopolisation du pouvoir par des élus inamovibles de facto[8]. Loin de représenter une méthode archaïque et dépassée, le choix du tirage au sort résulte d’une profonde compréhension des dangers de la professionnalisation du pouvoir, cette « loi d’airain de l’oligarchie » que décrivait le sociologue Robert Michels en assistant a la bureaucratisation du mouvement ouvrier du début du XXe siècle[9].

On peut s’effrayer à l’idée d’une Assemblée nationale composée de 600 citoyens lambda tirés au sort. Seront-ils assez compétents pour prendre des décisions éclairées ? Ne se laisseront-ils pas guider par la passion ou le talent oratoire de démagogues ? Et surtout : comment le peuple pourrait-il s’intéresser à la chose publique et exprimer ses choix collectifs si le tirage au sort le prive du pouvoir de désigner les gouvernants? Que deviendraient les partis, outils essentiels de la formulation de programmes et de cohérences politiques ?

Certaines de ces objections sont fortes. Mais les Athéniens eux-mêmes ne recouraient pas uniquement à la démocratie directe ou au tirage au sort. Les hauts fonctionnaires spécialisés (architectes, militaires…) étaient élus quand leur compétence technique était indispensable. Le tirage au sort est un contrepoids à l’élection, pas un substitut. Il pourrait concerner la deuxième chambre (le Sénat), dont les membres seraient tireés parmi la liste des électeurs[10]. Parmi les tirés au sort, seuls les volontaires iraient siéger, avec un maintien de leur rémunération antérieure. Ce Sénat serait doté d’un pouvoir de veto sur les décisions de l’Assemblée élue. En cas de désaccord persistant entre les deux Assemblées, le recours au referendum serait de droit, et permettrait au peuple de trancher.

Cette procédure aurait l’énorme avantage de produire mécaniquement, par le jeu de la loi des grands nombres, une deuxième Chambre qui reflète en gros la composition réelle de la société, dans toutes ses dimensions. La diversité des sexes, des origines sociales et géographiques, des tendances culturelles, idéologiques et politiques y serait spontanément représentée. Ses membres pourraient recevoir des formations, pluralistes et équilibrées, sur les thèmes pour lesquels ils souhaiteraient acquérir un jugement bien fondé. (Ces procédures de formation existent déjà pour les conventions de citoyens, j’y viens de suite.) On imagine mal une telle Chambre accepter la ratification par l’Assemblée nationale d’un Traité international désavoue quelques mois auparavant par un référendum populaire (comme ce fut le cas en 2007 pour le Traité de Lisbonne). On l’imagine mal accepter le changement de statut de la Poste, prélude inavoué à sa privatisation, alors même qu’aucun argument sérieux ne le justifie, et que 70% de la population y apparait hostile dans les sondages. L’existence de ce contre-pouvoir directement issu du peuple exercerait une puissante force de rappel contre les tendances à l’autonomisation des élus et leur inféodation aux grands intérêts économiques.

La compétence des incompétents

Cette perspective suppose de rompre avec une vision élitiste de la démocratie, si répandue parmi les membres des classes dominantes, y compris de gauche. Selon cette vision implicite mais omniprésente, au fond le peuple n’est pas capable de discerner ses véritables intérêts. Le «gouvernement du peuple par le peuple n’est qu’une formule un peu démagogique, qui oublie l’ignorance, l’inculture et l’irrationalité du citoyen ordinaire, amateur de divertissements sur TF1. L’art de gouverner est subtil, complexe, spécialisé, et ne peut être laisse entre des mains trop grossières. Les citoyens ont le droit de designer périodiquement leurs dirigeants, mais pas de leur dire ce qu’ils doivent faire.

La vision de la démocratie ici défendue est tout autre. Le principe démocratique, nous rappelle Marc Fleurbaey [Capitalisme ou démocratie, Paris, Seuil, 2006], veut que chacun-e puisse effectivement participer aux décisions qui le ou la concernent. Cette définition, simple mais exigeante, ne permet pas de se satisfaire des limites du régime représentatif. Elle suppose qu’on organise consciemment et systématiquement, comme les Athéniens, la limitation des prérogatives des élus mais aussi la participation des simples citoyens aux décisions qui engagent le bien commun. On l’a vu, cela nous entraine nécessairement bien au-delà de la sphère «politique » au sens étroit: les questions économiques (quel usage des ressources naturelles ? quelle organisation du travail?…) n’ont pas de raison d’échapper a la règle démocratique, bien au contraire, tant elles conditionnent la possibilité du vivre ensemble, voire la simple survie de l’humanité.

A. ce titre, dans la sphère politique institutionnelle, il ne faut pas se contenter de réduire la distance entre représentants et représentés : il importe aussi de développer la démocratie active, l’intervention des citoyens dans les décisions. D’innombrables expériences locales ont montre la fécondité de ces démarches lorsqu’elles sont menées sérieusement, c’est-à-dire en accordant aux citoyens des ressources et des pouvoirs réels. Les budgets participatifs, largement débattus (mais pas si fréquemment concrétisés) depuis l’expérience pionnière de Porto Alegre au sud du Brésil, ont démontré la viabilité et la pertinence de laisser volontairement aux assemblées locales de citoyens de larges pouvoirs de participation et de décision sur les priorités budgétaires de leur ville. Les responsables du Parti des travailleurs de Porto Alegre (Olivio Dutra et Raul Pont), au début des années 1990, ont fait un pari stratégique : renoncer a une large partie du pouvoir budgétaire – celui de choisir les priorités d’investissement de la municipalité – et le confier a la population. Pendant quinze ans (jusqu’à un revers électoral) ils ont ainsi laissé aux comités de quartiers et à leurs délégués le soin de décider s’il fallait d’abord goudronner les rues ou creuser des égouts, construire des écoles ou des logements sociaux, etc.

Un transfert volontaire de pouvoir qui n’a rien à voir avec les « conseils de quartier» purement consultatifs créés par la gauche plurielle en 2002, ou ces pseudo-expériences de «démocratie participative » galvaudée, ou l’équipe municipale réunit les citoyens pour leur exposer ses choix ou pour écouter leurs plaintes. Les référendums d’initiative populaire constituent un autre mécanisme précieux de démocratie active.

[…]

L’ineptie de la conception élitiste de la démocratie est parfaitement démontrée par un autre mécanisme émergent de démocratie active, la conférence de citoyens. Particulièrement promue en France par Jacques Testart et la Fondation Sciences citoyennes, cette innovation majeure permet non pas de prendre des décisions, mais d’éclairer la décision des élus ou du peuple par un débat serein, informé et dégagé de la pression directe des intérêts particuliers.

On en connait le principe : une quinzaine de citoyens, tirés au sort parmi des milliers de volontaires, vont se réunir régulièrement durant des mois, à raison de quelques jours par mois, pour débattre et rendre un avis sur une question d’intérêt général, ayant le plus souvent trait a des choix scientifiques ou techniques. La clé de l’affaire, c’est la formation que reçoivent les citoyens, initialement tout à fait béotiens dans la matière qu’ils doivent traiter. Un comité d’animation de la conférence de citoyens, composé des diverses parties prenantes intéressées à la question posée et d’animateurs neutres, définit au consensus le programme de la formation et la liste des experts qui seront auditionnés. Ceux-ci reflètent donc l’éventail des connaissances et des opinions sur le sujet, et permettront aux citoyens de prendre connaissance des controverses entre experts et entre acteurs sociaux intéressés.

Cette procédure rompt à la fois avec le scientisme et avec la conception élitiste de la démocratie. Elle admet qu’il n’existe pas «une vérité scientifique, mais que divers points de vue scientifiquement légitimes peuvent coexister sur une question donnée. Elle reconnait donc que les convictions scientifiques sont aussi, pour une part, des convictions politiques.

Elle reconnait d’autre part que des citoyens quelconques, à condition qu’ils en aient l’envie et qu’on leur en donne les moyens, peuvent former un jugement bien fondé sur une question scientifique ou technique complexe. Elle rejette donc radicalement le préjugé courant au sein des élites sur l’imbécillité du peuple, «l’incompétence des masses», qu’évoquait sans ambages Robert Michels.

Construire des éléments d’intérêt général

La conférence de citoyens rompt avec une troisième croyance, fortement ancrée clans la gauche critique: l’impossibilité de définir un intérêt général. Les mouvements sociaux, par nature, opposent des intérêts particuliers : les salariés luttent contre le pouvoir patronal, les femmes contre le pouvoir patriarcal, etc. «L’intérêt général », aux yeux des groupes sociaux en lutte, n’est souvent qu’un déguisement de l’intérêt des dominants. Dans l’approche gramscienne, évoquée plus haut, un groupe social acquiert l’hégémonie sur le reste de la société s’il parvient à faire passer ses intérêts pour l’intérêt général, à imposer ses priorités particulières comme les priorités publiques.

Dans une conférence de citoyens, au contraire, les conditions matérielles et morales idéales sont créées pour que se déploie «l’agir communicationnel, cher à Jürgen Habermas, et qu’émergent des éléments d’un véritable intérêt général. Les citoyens arrivent certes avec leurs préjugés, leurs intérêts, leurs valeurs spécifiques. Mais la logique très particulière de la situation oblige chacun à prendre en compte les divers arguments qui lui sont présentés et à argumenter lui-même sa prise de position. Chacun doit répondre aux raisons des autres et défendre publiquement, en son âme et conscience, ses propres raisons. C’est d’autant plus vrai que les thèmes choisis – souvent de nature technique ou scientifique – posent la question écologique, celle de la possibilité de la vie humaine sur la planète. Leurs intérêts sociaux particuliers passent plus facilement au second plan aux yeux des individus quand la survie de l’espèce humaine est en jeu. La grammaire de la justice démocratique – qui met en avant la liberté individuelle, l’égalité, la responsabilité, la solidarité, la démocratie… – tend ainsi à prendre le pas sur les passions et intérêts particuliers.

II est difficile de justifier en face a face, au sein d’un petit groupe de citoyens, qu’on préfère confier un monopole des semences à Monsanto, et mettre en danger la démocratie et la santé pour les générations futures plutôt que de renoncer à la super-productivité et a l’hyper-rentabilité des plants de maïs OGM. C’est ainsi que la conférence de citoyens sur les OGM, réunie par le Parlement en 1998, a rendu un avis pondéré et argumenté, comportant des prises de position fortes et néanmoins consensuelles en son sein, comme la nécessité d’attendre des études approfondies sur leur impact de long terme avant d’intensifier les cultures d’OGM. Les logiques civique et écologique l’emportent ainsi sur les logiques productiviste et financière.

L’avis rendu dégage des points de consensus mais aussi des avis majoritaires et minoritaires : il n’est en général pas possible de faire émerger un intérêt général sur l’ensemble des questions posées. Ces expériences montrent que des points de consensus ou de compromis peuvent être trouvés entre des citoyens mis en situation de se conformer à la grammaire de la justice démocratique. En même temps, jusque dans ces conditions idéales de délibération collective, il reste des divergences irréductibles par la seule argumentation rationnelle et la contrainte de justification civique. Ces divergences renvoient à des conflits de valeurs et d’intérêts, entre lesquels le corps politique des citoyens dans leur ensemble devra trancher, directement ou par le biais de ses représentants élus.

Ceux qui ricanent a l’idée du tirage au sort oublient d’ailleurs qu’eux-mêmes considèrent comme naturel que pour les affaires judiciaires les plus graves, celles qui ressortent des assises, c’est à un jury de citoyens tiré au sort qu’on confie la responsabilité de rendre son verdict «en son âme et conscience». Cette procédure a survécu au rejet du tirage au sort par les élites républicaines, tant elle a montré sa supériorité sur le jugement de ces experts professionnels que sont les magistrats. Les personnes qui ont participé à un jury d’assises, comme celles qui ont vu fonctionner un jury citoyen, font d’ailleurs souvent état de l’incroyable qualité des débats dans ce type d’enceinte, ou chacun prend à cœur de déployer son intelligence et sa sensibilité pour former un jugement motivé et défendable devant les autres.

Ces quelques propositions, évidemment très parcellaires, visent à montrer le chemin d’une socialisation de la politique. De sorte que les décisions politiques, celles qui concernent les règles de la vie commune[11], ne soient plus réservées à une aristocratie élective, étatique ou financière, mais résultent autant que possible de l’intervention des citoyens mobilisés et de leurs associations. A rendre effectif le gouvernement du peuple par le peuple, le gouvernement de «n’importe qui».

Les illusions ne sont pas de mise: les résistances des élus et des élites étatiques, de droite ou de gauche, seront formidables. Souvent de bonne foi, les élus défendent quasi unanimement la conception élitiste de la démocratie que véhicule le régime représentatif. Ils n’admettent l’intervention des citoyens que soigneusement encadrée et limitée à des procédures consultatives. Cette attitude est sans doute particulièrement ancrée en France, ou la mystique républicaine a conservé des traits du légitimisme monarchique: d’où cette étrange institution qu’est le Président de la République, monarque élu mais omnipotent, dont Sarkozy n’a fait qu’accentuer les traits jusqu’à la caricature. Conception monarchiste qui imbibe les représentations mentales dans tous les rapports entre représentants et représentés, à tous les niveaux de la pyramide représentative – jusqu’à l’extérieur du système politique, dans les entreprises, les syndicats, les associations…

Démocratiser la société civile

Là réside une grande difficulté – peut-être la difficulté la plus cruciale – du combat pour dépasser le régime représentatif et délégataire: ses vices pénètrent profondément les organisations de la société civile elle-même. Les grandes organisations politiques, syndicales et associatives fonctionnent trop souvent sous la direction d’élites quasi inamovibles, qui cherchent à reproduire leur (petit) pouvoir. Quelle meilleure illustration du mépris pour les adhérents et la démocratie que ces fraudes électorales, courantes au sein du Parti socialiste, et qui n’ont même pas épargné une association comme Attac, qui a connu une fraude électorale lors de l’élection pour le renouvellement de son Conseil d’administration en 2006? Comment la société civile pourrait-elle prétendre démocratiser l’État si elle n’est pas capable de commencer elle-même à se démocratiser?

Le devoir d’innovation démocratique concerne donc au premier chef les organisations du mouvement social. II ne s’agit pas d’angélisme: le besoin de reconnaissance, l’attrait du prestige, le gout du pouvoir, sont des composantes naturelles et inévitables de l’engagement militant. Le charisme, l’éloquence, la compétence ou l’arrogance placent certains en situation d’influencer les esprits et les cœurs des militants comme des citoyens, et d’en tirer des bénéfices symboliques et matériels. Un dirigeant brillant accroit bien sur l’influence et le rayonnement de son organisation. Mais si les organisations de la société civile n’expérimentent pas en leur sein des pratiques de démocratie active – contrôle des élus, rotation des responsables, consultations directes et régulières de leurs adhérents – qui le fera? II existe quelques tentatives dans le mouvement altermondialiste. Les syndicats Sud, Les Amis de la Terre ou Attac prévoient dans leurs statuts des dispositions pour limiter le nombre de réélections à leur Conseil d’administration. Le PS n’a pas de dispositions similaires pour son fonctionnement interne, mais Martine Aubry a recouru de façon audacieuse à un référendum interne des adhérents pour imposer aux élus du parti le non-cumul des mandats pour les parlementaires (à partir de 2012) et la limitation à trois mandats consécutifs pour les exécutifs locaux. Les «primaires» du PS pour designer le candidat à la présidentielle sont aussi une tentative pour rendre plus directe la démocratie interne du parti. Tentative toutefois très ambigüe, puisqu’elle peut aussi bien être interprétée comme un pas supplémentaire vers la «pipolisation » de la politique… et que l’honnêteté du scrutin reste à garantir.

La conquête du contrôle citoyen des élus et de la démocratie active sera donc un long chemin. Mais nécessaire pour décoloniser et déprivatiser l’Etat, en défaisant l’alliance organique entre les élites étatiques et financières. II est vital d’aiguiser les contradictions qui ont commencé à germer avec la crise financière de 2008 entre les dirigeants politiques et les maitres de la finance. C’est à la société civile d’organiser le siège de l’hyperpouvoir, dans la sphère politique comme dans l’économie. Des initiatives d’observation critique des pratiques des élus se développent sur Internet : Sunlight Foundation, Parliament Watch, nosdeputes.fr, l’Observatoire des cumulants de la République…

Des associations décernent des prix Big Brother ou Orwell à des hommes politiques particulièrement peu soucieux des libertés démocratiques. Le réseau ETAL réalise des actions de veille et élabore des propositions sur le lobbying, les conflits d’intérêts et l’expertise citoyenne. ETAL est membre et partenaire d’Alter EU (Alliance for Lobbying Transparency & Ethics Regulation) qui regroupe au niveau européen plus de 160 groupes de la société civile. Des citoyens interpellent les élus, leur demandent des comptes, des associations et syndicats organisent des votations citoyennes, locales ou nationales. Une vaste coalition de syndicats et d’associations exige des chefs d’Etats du G20 qu’ils adoptent une taxe sur les transactions financières.

Pourtant le développement de la démocratie active n’est qu’embryonnaire. Très peu de forces politiques, y compris à gauche, en font un objectif important, encore moins en ce qui concerne leur fonctionnement interne, celui qui ne dépend pas d’elles. La démocratisation de l’État sera un processus de longue haleine, aux plans local et national, et encore plus aux plans européen et mondial (chapitre 8). Elle ne pourra avancer que si, en même temps, le pouvoir des oligarchies financières recule: la démocratisation de l’État et celle de l’économie se commandent mutuellement.

  1. Le contenu de ce chapitre doit beaucoup aux échanges entre les membres de la liste électronique du groupe «Démocratie» d’Attac. Je remercie notamment Jean-Claude Bauduret, Patrick: Braibant et Jacques Testan. Voir en particulier «Démocratie et transformation sociale : Douze thèses pour la réflexion d’Attac », http://www.france.attac.org/spip.php?ancile9923.
  2. Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Levy, 1995; voir en particulier pp. 307 et 308.
  3. Selon l’expression des «anti-fédéralistes » américains qui s’opposèrent à la Constitution de 1787 promue par Washington et Hamilton. Voir Manin, op. cit., pp. 135 et suiv.
  4. J. Rancière, « La démocratie est née d’une imitation du pouvoir de la propriété», entretien http://www.anarkismo.net/article/7334.
  5. John Cavanagh (ed.), Alternatives to Economic Globalization, Berrett-KoehIer, 2004.
  6. Emprunté a Philippe Zarifian, voir http://pagesperso-orange.fr/philippe. zarifian/page82.htm. La démocratie active combine les mécanismes de la démocratie directe avec le contrôle citoyen sur les représentants.
  7. Cité par Manin, op. cit., p. 45.
  8. Yves Sintomer, Le pouvoir au peuple, Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative, Paris, La Découverte, 2007. Le fait que le demos athénien n’était constitué que des hommes libres, excluant la grande majorité des résidents (femmes, esclaves, étrangers), ne retire rien à l’intérêt historique et théorique des inventions démocratiques athéniennes.
  9. Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Flammarion, 1914, http://www.archive.org/stream/lespartispolitiq00michuoft#page/n7/mode/2up.
  10. Proposition que j’emprunte à Jean-Claude Bauduret.
  11. Pas seulement dans l’État, bien sûr, mais aussi dans l’ensemble de la société.