Pourquoi le socialisme?
Albert Einstein
Le plus fameux scientifique du XXème siècle explique bien dans cet article la nature du capitalisme et se prononce pour le « socialisme ».
1949, extrait d’un texte publié dans la Monthly Review
(texte original en anglais ci-dessous : http://www.monthlyreview.org/598einst.htm)
L’anarchie économique de la société capitaliste, telle qu’elle existe aujourd’hui, est, à mon avis, la source réelle du mal. Nous voyons devant nous une immense société de producteurs dont les membres cherchent sans cesse à se priver mutuellement du fruit de leur travail collectif — non pas par la force, mais, en somme, conformément aux règles légalement établies. Sous ce rapport, il est important de se rendre compte que les moyens de la production — c’est-à-dire toute la capacité productive nécessaire pour produire les biens de consommation ainsi que, par surcroît, les biens en capital — pourraient légalement être, et sont même pour la plus grande part, la propriété privée de certains individus.
Pour des raisons de simplicité je veux, dans la discussion qui va suivre, appeler « ouvriers » tous ceux qui n’ont point part à la possession des moyens de production, bien que cela ne corresponde pas tout à fait à l’emploi ordinaire du terme. Le possesseur des moyens de production est en état d’acheter la capacité de travail de l’ouvrier. En se servant des moyens de production, l’ouvrier produit de nouveaux biens qui deviennent la propriété du capitaliste. Le point essentiel dans ce processus est le rapport entre ce que l’ouvrier produit et ce qu’il reçoit comme salaire, les deux choses étant évaluées en termes de valeur réelle. Dans la mesure où le contrat de travail est « libre », ce que l’ouvrier reçoit est déterminé, non pas par la valeur réelle des biens qu’il produit, mais par le minimum de ses besoins et par le rapport entre le nombre d’ouvriers dont le capitaliste a besoin et le nombre d’ouvriers qui sont à la recherche d’un emploi. Il faut comprendre que même en théorie le salaire de l’ouvrier n’est pas déterminé par la valeur de son produit.
Le capital privé tend à se concentrer en peu de mains, en partie à cause de la compétition entre les capitalistes, en partie parce que le développement technologique et la division croissante du travail encouragent la formation de plus grandes unités de production aux dépens des plus petites. Le résultat de ces développements est une oligarchie de capitalistes dont la formidable puissance ne peut effectivement être refrénée, pas même par une société qui a une organisation politique démocratique. Ceci est vrai, puisque les membres du corps législatif sont choisis par des partis politiques largement financés ou autrement influencés par les capitalistes privés qui, pour tous les buts pratiques, séparent le corps électoral de la législature. La conséquence en est que, dans le fait, les représentants du peuple ne protègent pas suffisamment les intérêts des moins privilégiés. De plus, dans les conditions actuelles, les capitalistes contrôlent inévitablement, d’une manière directe ou indirecte, les principales sources d’information (presse, radio, éducation). Il est ainsi extrêmement difficile pour le citoyen, et dans la plupart des cas tout à fait impossible, d’arriver à des conclusions objectives et de faire un usage intelligent de ses droits politiques.
La situation dominante dans une économie basée sur la propriété privée du capital est ainsi caractérisée par deux principes importants : premièrement, les moyens de production (le capital) sont en possession privée et les possesseurs en disposent comme ils le jugent convenable ; secondement, le contrat de travail est libre. Bien entendu, une société capitaliste pure dans ce sens n’existe pas. Il convient de noter en particulier que les ouvriers, après de longues et âpres luttes politiques, ont réussi à obtenir pour certaines catégories d’entre eux une meilleure forme de « contrat de travail libre ». Mais, prise dans son ensemble, l’économie d’aujourd’hui ne diffère pas beaucoup du capitalisme « pur ».
La production est faite en vue du profit et non pour l’utilité. Il n’y a pas moyen de prévoir que tous ceux qui sont capables et désireux de travailler pourront toujours trouver un emploi ; une «armée» de chômeurs existe déjà. L’ouvrier est constamment dans la crainte de perdre son emploi. Et puisque les chômeurs et les ouvriers mal payés sont de faibles consommateurs, la production des biens de consommation est restreinte et a pour conséquence de grands inconvénients. Le progrès technologique a souvent pour résultat un accroissement du nombre des chômeurs plutôt qu’un allégement du travail pénible pour tous. L’aiguillon du profit en conjonction avec la compétition entre les capitalistes est responsable de l’instabilité dans l’accumulation et l’utilisation du capital, qui amène des dépressions économiques de plus en plus graves. La compétition illimitée conduit à un gaspillage considérable de travail et à la mutilation de la conscience sociale des individus dont j’ai fait mention plus haut.
Je considère cette mutilation des individus comme le pire mal du capitalisme. Tout notre système d’éducation souffre de ce mal. Une attitude de compétition exagérée est inculquée à l’étudiant, qui est dressé à idolâtrer le succès de l’acquisition comme une préparation à sa carrière future.
Je suis convaincu qu’il n’y a qu’un seul moyen d’éliminer ces maux graves, à savoir, l’établissement d’une économie socialiste, accompagnée d’un système d’éducation orienté vers des buts sociaux. Dans une telle économie, les moyens de production appartiendraient à la société elle-même et seraient utilisés d’une façon planifiée. Une économie planifiée, qui adapte la production aux besoins de la société, distribuerait le travail à faire entre tous ceux qui sont capables de travailler et garantirait les moyens d’existence à chaque homme, à chaque femme, à chaque enfant. L’éducation de l’individu devrait favoriser le développement de ses facultés innées et lui inculquer le sens de la responsabilité envers ses semblables, au lieu de la glorification du pouvoir et du succès, comme cela se fait dans la société actuelle.
Il est cependant nécessaire de rappeler qu’une économie planifiée n’est pas encore le socialisme. Une telle économie pourrait être accompagnée d’un complet asservissement de l’individu. La réalisation du socialisme exige la solution de quelques problèmes socio-politiques extrêmement difficiles : comment serait-il possible, en face d’une centralisation extrême du pouvoir politique et économique, d’empêcher la bureaucratie de devenir toute-puissante et présomptueuse ? Comment pourrait-on protéger les droits de l’individu et assurer un contrepoids démocratique au pouvoir de la bureaucratie ?
La clarté au sujet des buts et des problèmes du socialisme est de la plus grande importance à notre époque de transition. Puisque, dans les circonstances actuelles, la discussion libre et sans entrave de ces problèmes a été soumise à un puissant tabou, je considère que la fondation de cette revue est un important service rendu au public.
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Why Socialism?
by Albert Einstein
This essay was originally published in the first issue of Monthly Review (May 1949).
http://www.monthlyreview.org/598einst.htm
The economic anarchy of capitalist society as it exists today is, in my opinion, the real source of the evil. We see before us a huge community of producers the members of which are unceasingly striving to deprive each other of the fruits of their collective labor—not by force, but on the whole in faithful compliance with legally established rules. In this respect, it is important to realize that the means of production—that is to say, the entire productive capacity that is needed for producing consumer goods as well as additional capital goods—may legally be, and for the most part are, the private property of individuals.
(..)
The owner of the means of production is in a position to purchase the labor power of the worker. By using the means of production, the worker produces new goods which become the property of the capitalist. The essential point about this process is the relation between what the worker produces and what he is paid, both measured in terms of real value. Insofar as the labor contract is « free, » what the worker receives is determined not by the real value of the goods he produces, but by his minimum needs and by the capitalists’ requirements for labor power in relation to the number of workers competing for jobs. It is important to understand that even in theory the payment of the worker is not determined by the value of his product.
Private capital tends to become concentrated in few hands, partly because of competition among the capitalists, and partly because technological development and the increasing division of labor encourage the formation of larger units of production at the expense of smaller ones. The result of these developments is an oligarchy of private capital the enormous power of which cannot be effectively checked even by a democratically organized political society. This is true since the members of legislative bodies are selected by political parties, largely financed or otherwise influenced by private capitalists who, for all practical purposes, separate the electorate from the legislature. The consequence is that the representatives of the people do not in fact sufficiently protect the interests of the underprivileged sections of the population. Moreover, under existing conditions, private capitalists inevitably control, directly or indirectly, the main sources of information (press, radio, education). It is thus extremely difficult, and indeed in most cases quite impossible, for the individual citizen to come to objective conclusions and to make intelligent use of his political rights.
The situation prevailing in an economy based on the private ownership of capital is thus characterized by two main principles: first, means of production (capital) are privately owned and the owners dispose of them as they see fit; second, the labor contract is free. Of course, there is no such thing as a pure capitalist society in this sense. In particular, it should be noted that the workers, through long and bitter political struggles, have succeeded in securing a somewhat improved form of the « free labor contract » for certain categories of workers. But taken as a whole, the present day economy does not differ much from « pure » capitalism.
Production is carried on for profit, not for use. There is no provision that all those able and willing to work will always be in a position to find employment; an « army of unemployed » almost always exists. The worker is constantly in fear of losing his job. Since unemployed and poorly paid workers do not provide a profitable market, the production of consumers’ goods is restricted, and great hardship is the consequence. Technological progress frequently results in more unemployment rather than in an easing of the burden of work for all. The profit motive, in conjunction with competition among capitalists, is responsible for an instability in the accumulation and utilization of capital which leads to increasingly severe depressions. Unlimited competition leads to a huge waste of labor, and to that crippling of the social consciousness of individuals which I mentioned before.
This crippling of individuals I consider the worst evil of capitalism. Our whole educational system suffers from this evil. An exaggerated competitive attitude is inculcated into the student, who is trained to worship acquisitive success as a preparation for his future career.
I am convinced there is only one way to eliminate these grave evils, namely through the establishment of a socialist economy, accompanied by an educational system which would be oriented toward social goals. In such an economy, the means of production are owned by society itself and are utilized in a planned fashion. A planned economy, which adjusts production to the needs of the community, would distribute the work to be done among all those able to work and would guarantee a livelihood to every man, woman, and child. The education of the individual, in addition to promoting his own innate abilities, would attempt to develop in him a sense of responsibility for his fellow men in place of the glorification of power and success in our present society.
Nevertheless, it is necessary to remember that a planned economy is not yet socialism. A planned economy as such may be accompanied by the complete enslavement of the individual. The achievement of socialism requires the solution of some extremely difficult socio-political problems: how is it possible, in view of the far-reaching centralization of political and economic power, to prevent bureaucracy from becoming all-powerful and overweening? How can the rights of the individual be protected and therewith a democratic counterweight to the power of bureaucracy be assured?
Clarity about the aims and problems of socialism is of greatest significance in our age of transition. Since, under present circumstances, free and unhindered discussion of these problems has come under a powerful taboo, I consider the foundation of this magazine to be an important public service.