Une critique de la planification totale, par Tony Andréani

Extrait de Le Socialisme est (à)venir, tome II, les possibilités, Syllepse, 2004, pages 42-43.

Pour plusieurs auteurs, il s’agit donc de reprendre l’idée d’une planification ex ante, permettant d’effectuer un calcul plus rationnel que le marché et de parvenir à une maîtrise du processus économique et social s’opposant à l’anarchie et aux crises liées à l’économie marchande. Mais le mécanisme des prix serait maintenu à titre d’indicateur sur les rapports offre/demande[1], et la planification serait conduite de manière démocratique : double différence avec le système soviétique.

Albert et Hahnel[2] proposent ainsi une planification très décentralisée, reposant sur des formes de démocratie basique, des conseils de travailleurs et des conseils de consommateurs réalisant l’équilibre à travers un mécanisme de prix signaux.

Un bureau de facilitation de l’itération, inspiré du modèle de Lange-Lemer, annoncerait ces prix et les réviserait jusqu’à ce que tous les partenaires les acceptent et que le Plan puisse les fixer avant production. Devine[3], dans son modèle de planification participative, où les entreprises sont détenues par leurs travailleurs, mais aussi par leurs clients, leurs fournisseurs et des représentants des collectivités locales et de la commission du Plan, propose également un calcul fondé sur des mesures physiques (main d’œuvre, état des stocks) et sur des indicateurs marchands (commandes, profitabilité). Cockshott et Cottrill[4] vont plus loin: ils pensent qu’il est possible, grâce aux ordinateurs de la dernière génération, de calculer les valeurs-travail. Les prix ne seraient maintenus que comme indicateurs des rapports offre/demande dans le court terme, permettant d’ajuster les valeurs-travail dans le long terme pour réaliser l’équilibre. C’est tout ce qu’il reste du tâtonnement langien.

Je n’entrerai pas dans le détail de ces modèles, qui ouvrent des pistes intéressantes et sur lesquels j’aurai l’occasion de revenir, mais je dirai qu’ils se heurtent, selon moi, à des objections de faisabilité très fortes. La première est que les procédures démocratiques qu’ils suggèrent seraient d’une part socialement très coûteuses et d’autre part trop lourdes pour les individus, qui deviendraient rapidement abstentionnistes. La seconde est que, comme dans tout système de planification ex ante, fût-il démocratiquement élaboré, les travailleurs risquent d’être peu motivés par des prescriptions qui leur sont imposées d’aussi loin.

La troisième est que le calcul des valeurs-travail – dans le modèle de Cockshott et Cottrill – paraît encore hors de portée si l’on prend en compte la complexité des produits[5].

La quatrième est que ce même calcul diverge forcément des prix aussi longtemps qu’il existe un intérêt versé pour le capital mis à disposition. Or il paraît extrêmement difficile, je l’ai souligné dans le précédent volume, de se passer du crédit avec intérêt si l’on veut inciter les producteurs à économiser les ressources et à faire un usage efficace de l’investissement (le système soviétique en a fait la preuve a contrario). Dès lors ce sont plutôt les valeurs-travail qui peuvent servir d’indicateurs, montrant aux instances de planification ce qu’il en coûte à la société, en termes de dépenses de travail, pour produire tel ou tel bien. C’est pourquoi je pense – avec la plupart des auteurs – que la planification ne peut être que programmatique et incitative, guidant la formation des prix plus qu’elle ne l’anticipe.


Notes :

  1. Seul Ernest Mandel (« In Defense of Socialist Planning», in New Left Review, n° 159, octobre 1986) le supprime complètement. Conseils de producteurs, évaluant leurs coûts en travail, et conseils de consommateurs, jugeant de la valeur d’usage des produits et des quantités souhaitées, confronteraient leurs offres et leurs demandes et les équilibreraient a priori, sans passage préalable par la monnaie et l’échange.

  2. Cf. «In Defense of Participatory Economies», Science and Society, vol. 66, n° 1, printemps 2002, pp. 7-21.

  3. Pat Devine, Democracy and Economie Planning, Oxford, Polity Press, 1998. Cf. aussi son article «Participatory Planning Through Negociated Coordination », Science and Society, repris dans Le socialisme de marché à la croisée des chemins, Tony Andréani (dir.). Pantin, Le Temps des cerises, 2004.

  4. Cf. Paul Cockshott et Allin Cottrill, Towards a New Socialism, Nottingham, 1993.

  5. Stiglitz le précise ainsi : «Pensez à une marchandise avec dix caractéristiques telles que la couleur, la durabilité, la longueur, la largeur. Si chaque dimension pouvait prendre dix valeurs, alors la dimension de l’espace des prix pour cette seule marchandise serait de dix milliards!» («Market Socialism and Neoclassical Economies» in Market Socialism. The Current Debate, Pranab K. Bardhan et John E. Roemer (eds), New York, Oxford University Press, 1992, p. 28.