La cotisation, levier d’émancipation

Bernard Friot, Monde diplomatique, février 2012

Main basse sur les salaires

Mutualiser la richesse, revendication utopique ? Projet réaliste, au contraire: sans toujours le savoir, nous collectivisons déjà une bonne part des salaires grâce aux cotisations sociales.

Qui contrôle les moyens de production ? Que produit-on, et sur la base de quelle définition de la valeur ? Questions décisives, mais absentes du débat public. Quand les salariés ploient sous l’austérité, les poser apparaît presque comme un luxe. Le salaire porte cependant un enjeu qui dépasse celui de la feuille de paie. Il représente un outil de transformation sociale et d’émancipation dont la puissance est dissimulée par deux idées reçues.

La première suggère que le salaire servirait à satisfaire les besoins des travailleurs, comme en témoigne l’expression « prix de la force de travail ». La seconde le présente comme la contrepartie de la productivité du travailleur, et donc comme le prix du produit de son travail. Ainsi, tour à tour, ou en même temps, il se voit défini comme prix du travail et comme « revenu du travailleur ». Bref, le gagne-pain et la récompense de l’effort. Ces deux propositions conduisent à faire du salaire un « pouvoir d’achat ». C’est évident pour la première : le salaire permettrait d’acheter de quoi continuer à travailler. C’est également vrai pour la seconde : si le salaire rémunère le produit du travail, celui qui le touche « a son compte ». Il n’a pas d’autres droits sur son travail que celui d’en tirer un revenu. Le salaire procure donc un pouvoir d’achat à la mesure du travail fourni.

Définir les producteurs par la ressource qu’ils tirent de leur « capital humain », et non par leur capacité à décider de la valeur économique (lire « Mots-clés » en bas de la page), et par conséquent de ce qui va être produit, par qui et comment : telle est la représentation que tente d’imposer le capitalisme. Dans le système actuel, en effet, la valeur se mesure par le temps de travail — c’est la « valeur travail ». Pour en finir avec cette conception, nous disposons d’une institution déjà puissante, issue des conquêtes sociales : la cotisation, qui constitue l’une des deux dimensions émancipatrices du salaire.

Il convient de préciser qu’on se réfère ici au salaire total, à ne pas confondre avec le salaire net — celui qui figure au bas de la feuille de paie — ni avec le salaire brut, qui ne constitue qu’une partie du salaire total. En effet, si le « brut » ajoute au « net » les cotisations dites « du salarié », il ignore les cotisations « employeur », deux fois plus importantes (lire « Mots-clés » en bas de la page). Quand une personnalité politique parle de la cotisation comme d’une taxation du revenu ou d’un prélèvement, ou lorsque la représentante du patronat dénonce les « charges sociales » qui alourdissent le « coût du travail », elles mettent en cause une composante du salaire. Or geler, voire baisser, le taux de cotisation, comme le préconisent les réformateurs de droite et de gauche, revient à diminuer le salaire dans ce qu’il a de porteur d’avenir.

Car la cotisation sociale offre une définition anticapitaliste de la valeur. Son versement consiste tout simplement à attribuer une valeur économique à des non-marchandises telles que les prestations de santé, l’éducation des enfants, l’activité des retraités. En finançant ainsi le salaire à vie des pensionnés, le salaire au grade des soignants, le salaire maintenu des malades ou des chômeurs, le travail non marchand des parents, elle subvertit le marché du travail et la mesure des biens par leur temps de production.

D’où viennent ces cotisations sociales ? A l’origine, elles résultent, pour une bonne part, d’initiatives patronales destinées à éviter la hausse des salaires directs, comme les allocations familiales qui forment jusque dans les années 1950 le cœur de la sécurité sociale. Mais cet instrument s’est révélé émancipateur à mesure que se consolidaient après la seconde guerre mondiale les institutions du salaire sous la pression du mouvement ouvrier.

Ponction sur la richesse, versée aussitôt que produite, la cotisation ne procède pas d’une accumulation et ne génère aucun profit. Jusqu’à son invention, tout accident de santé obligeait le travailleur et sa famille à emprunter ou à alimenter la rente des actionnaires des compagnies d’assurance. En ponctionnant la valeur ajoutée (lire « Mots-clés » en bas de la page) pour financer la santé ou la vieillesse, la cotisation sociale met en évidence l’inutilité du crédit et de la propriété lucrative. Contrairement à l’impôt sur le revenu, à une taxe sur le profit ou à une assurance de prévoyance contractée en vue d’un revenu différé, elle constitue un salaire socialisé. Cette différence décisive fait de la cotisation un levier de transformation sociale : un instrument permettant aux salariés de conquérir le pouvoir sur l’économie.

Pour le comprendre, il suffit d’imaginer l’extension du système de la cotisation au financement de l’investissement et des salaires directs. Comment ? En créant, sur le modèle de la cotisation sociale, une « cotisation économique » versée à une caisse d’investissement ainsi qu’une « cotisation salaire » versée à une caisse de salaire.

Nous socialisons déjà plus de 40 % du salaire total dans les cotisations sociales et la contribution sociale généralisée (CSG). Sur la base de ce « déjà-là », on peut envisager la socialisation de l’intégralité du salaire, y compris celle de sa composante directe, par une cotisation qui se substituerait à la paie versée par un employeur et qui garantirait la sûreté du salaire à vie. Cette nouvelle forme de cotisation couvrirait tout ce qui l’est actuellement par le salaire direct des employés du privé et des fonctionnaires, par les indemnités journalières santé, maternité, chômage, invalidité, accidents du travail et maladies professionnelles, par les pensions de retraite et par les prestations de l’aide sociale. L’ensemble représente environ la moitié du produit intérieur brut (PIB). Il faudrait donc, à terme, instaurer une cotisation à cette hauteur.

Dès lors, il n’y aurait plus de patrons payant « leurs » salariés, mais des directions d’entreprise qui verseraient une cotisation et recruteraient des salariés qu’elles n’auraient pas à payer. C’est peu de dire que le rapport de forces entre les unes et les autres se trouverait brutalement rééquilibré. De même que la cotisation sociale n’est pas née en un jour et que son taux a progressé sur plusieurs dizaines d’années, cette nouvelle formule serait instaurée par paliers. Ainsi les entreprises pourraient-elles tester l’intérêt qu’il y a à cotiser plutôt qu’à payer des salaires, les caisses prendre leurs marques avant l’extension du dispositif à toute la population, les effets pervers ou induits être appréciés et corrigés.

Second volet, la cotisation économique. En ce début de XXIe siècle, l’équivalent de 20 % du PIB français est affecté à l’investissement, ce qui est très insuffisant. Si, par exemple, nous souhaitons porter ce taux à 30 %, on peut envisager que les entreprises conservent 15 % de leur valeur ajoutée pour de l’autofinancement et qu’une cotisation progressivement portée à 15 % aille à des caisses d’investissement. Une telle cotisation finançant l’investissement, sans remboursement ni taux d’intérêt, permettrait un apprentissage du nouveau dispositif tant par ses gestionnaires (des administrateurs élus des salariés, puisqu’il s’agira d’une partie socialisée du salaire) que par ses bénéficiaires : les responsables des entreprises auraient tout loisir de comparer, puisqu’ils pratiqueraient les deux, l’intérêt respectif d’une cotisation en pourcentage de la valeur ajoutée et celui d’un emprunt remboursable.

Quant aux 20 % du PIB restants, ils serviront à financer par une cotisation sociale la part des consommations gratuites qui ne relèvent ni du salaire ni de l’investissement — une école ou un hôpital doit, par exemple, assumer des dépenses de fonctionnement comme l’approvisionnement en énergie, l’achat de petit matériel, etc. L’extension de la gratuité au logement, au transport, à la culture (la liste n’est pas exhaustive) augmentera la part du PIB qui ira à cette part socialisée du salaire. C’est pourquoi, d’ailleurs, des rémunérations directes comprises entre 1 500 et 6 000 euros versés par la caisse de salaire suffiraient.

Dans une telle configuration, l’impôt disparaît. Son inconvénient tient au fait qu’il redistribue, et d’une certaine manière légitime, les revenus de la propriété et les salaires liés au marché du travail qui constituent son assiette. Indispensable dispositif de redistribution dans un système où une partie de la richesse est détournée, au moment de sa production même, vers les profits aux dépens des salaires, l’impôt présenterait une moindre utilité si l’essentiel du PIB se trouvait socialisé.

A terme, affecter l’intégralité de la richesse produite à la cotisation, et donc au salaire socialisé, constituerait un acte politique fondamental : la définition de la valeur, sa production, sa propriété d’usage et sa destination reviendraient aux salariés, c’est-à-dire au peuple souverain. L’enjeu du salaire, c’est donc la possibilité de sortir du capitalisme. Non pas de déplacer le curseur de la répartition de la valeur ajoutée en faveur du salaire et au détriment du capital, mais de sortir la valeur du carcan du temps de travail, de se passer des capitalistes et du marché du travail, d’affecter toute la valeur ajoutée au salaire, y compris la part qui doit aller à l’investissement. Car, au fond, il n’est besoin pour travailler ni d’employeurs, ni de prêteurs, ni d’actionnaires.


Mots-clés

Salaire total. Salaire net augmenté de l’ensemble des cotisations, salariales et patronales. L’ajout des cotisations correspond à plus de 83 % du salaire net si ce dernier est supérieur à 1,6 fois le salaire minimum : 100 euros de salaire net sont doublés de 73 euros de cotisations et de 10 euros de contribution sociale généralisée (CSG), impôt affecté à la Sécurité sociale.

Valeur économique. Tous les biens et services produits ne se valent pas, non pas par essence, mais parce que les rapports sociaux opèrent un tri en valorisant monétairement certaines modalités de production. Ainsi, le parent qui élève un enfant produit une richesse à laquelle le capitalisme n’attribue pas de valeur économique, contrairement au manageur qui concocte un « plan social ».

Valeur ajoutée. La valeur économique nouvelle en cours de création. La valeur ajoutée nouvelle créée dans l’année est le produit intérieur brut (PIB). Lorsqu’on retranche du prix d’un produit le coût des consommations intermédiaires (énergie, matières premières) et l’amortissement des machines, on obtient la valeur ajoutée, qui se partage entre profits et salaires.