Après le capitalisme

Michael Albert

Extrait de Michael Albert, Après le capitalisme, Agone, 2003, pages 29-37 (introduction)

J’aime à croire que les gens ont un instinct de liberté, qu’ils veulent réellement régir leurs affaires, qu’ils refusent d’être bousculés, commandés, oppressés, etc., et qu’ils aspirent à des activités qui aient un sens, comme un travail constructif sur lequel ils aient prise, éventuellement collectivement. Il m’est impossible de prouver qu’il en est bien ainsi. C’est pourtant mon plus sincère espoir, l’espoir que si les structures sociales changent suffisamment ces dimensions de la nature humaine se révéleront.
NOAM CHOMSKY

Les grands mouvements sociaux ont à la fois besoin de perspectives à long terme qui les inspirent et les guident et de programmes à court terme pour déterminer leurs orientations immédiates et organiser l’action. Ce fut nécessaire au mouvement abolitionniste pour mettre fin à l’esclavage au XIXème siècle siècle, au syndicalisme d’action directe de l’entre-deux-guerres, aux mouvements pour les droits civiques, étudiants et pacifistes qui luttèrent pour plus de justice dans les années 1960, au mouvement de libération de la femme des années 1970. Cela sera tout aussi indispensable aux mouvements qui, au XXIème siècle, se donneront pour objectif d’en finir avec la concurrence avide pour instaurer un mode de coopération équitable. L’économie participaliste veut contribuer à l’élaboration des perspectives à long terme et des programmes à court terme en se concentrant sur les quatre domaines suivants : la rémunération du travail, le processus décisionnel et la planification de la production et de la consommation.

Environ un tiers de cet ouvrage est consacré aux institutions susceptibles de remplir ces fonctions en tendant vers un idéal social et moral. Un autre tiers traite des revendications susceptibles d’améliorer la situation sociale dès aujourd’hui tout en posant des jalons pour les perspectives à long terme, ce qu’on pourrait appeler des «réformes non réformistes»1. Le dernier tiers permet de prendre du recul et de donner une vision d’ensemble au travers d’un jeu de questions et de réponses. Ces trois approches ne sont pas présentées à la suite les unes des autres mais s’entremêlent. Chacun des sujets abordés fait l’objet d’une réflexion théorique, suivie d’une approche sous forme de questions- réponses puis d’un plan d’action. L’ensemble – programme immédiat et perspectives à long terme – vise à réduire au minimum (ou à néant) les hiérarchies fondées sur la fortune, le revenu et les rapports de force.

Cette approche a pour nom «économie participaliste». Elle a pour principes une rémunération du travail en fonction des efforts et des sacrifices qui sont réellement investis, une démocratie de conseils, une division du travail fondée sur la redéfinition de l’emploi comme un ensemble équilibré, au niveau individuel, de différentes tâches professionnelles et un système de répartition basé sur la «planification participaliste». Au-delà de la production et de la distribution nécessaires à la satisfaction des besoins et au développement de l’humanité, les valeurs promues sont la solidarité, l’équité, l’autogestion et le respect des différences.

Une rémunération équitable

Dans tout système économique, chacun perçoit un revenu déterminant son niveau relatif de consommation. Mais combien devrait-on gagner dans une économie souhaitable ? Ou, plus précisément, quel devrait être notre critère de rémunération ?

Dans une bonne économie, la rémunération doit être fonction de l’effort et du sacrifice que représente le travail et non du rendement, des rapports de force, ou du capital détenu via les profits qu’il génère.

Mais, dira-t-on, pourquoi faudrait-il que Bill Gates perde son immense fortune et ne perçoive qu’un revenu proportionnel au travail qu’il a réellement fourni plutôt qu’en fonction de sa contribution à la création d’une grande entreprise génératrice de profit ? Et pourquoi faudrait-il que les chirurgiens, les mineurs ou les aides-soignants soient rétribués seulement en fonction de leur temps de travail et des sacrifices qu’ils consentent et non pour le nombre de vies sauvées, de tonnes de charbon extraites ou de bassines vidées ?

Le premier chapitre développe des arguments en faveur d’une rémunération uniquement basée sur l’effort et le sacrifice, et non sur la propriété, l’état des rapports de force dans la société ou le rendement. Il étudie les moyens d’inscrire ce principe dans les structures institutionnelles d’un nouveau système économique. En ce qui concerne le programme à court terme, il traite de l’augmentation des taxes sur le profit, la propriété, la fortune, l’héritage et le revenu ; des méthodes possibles pour obtenir une hausse des salaires; puis des stratégies qui permettront de parvenir à un programme de plein-emploi, de défendre le salaire minimum, d’augmenter les dépenses sociales et de transformer l’impôt sur le revenu.

L’autogestion

L’activité économique implique la prise d’une infinité «de décisions ayant des conséquences sur la vie de chacun : qui devrait prendre ces décisions, à quelle échelle et par quels moyens ? Dans la société contemporaine, les actionnaires, les chefs d’entreprises ainsi que les politiciens à la tête des institutions détiennent un pouvoir immense. Le reste de la population doit se contenter d’obéir aux ordres et n’a que peu d’influence sur les problèmes importants. L’économie participaliste a pour but que chacun dispose d’un droit de parole proportionnel aux conséquences qu’ont sur sa vie et son travail les décisions qui sont prises. C’est la définition même de l’autogestion.

Le chapitre II explique pourquoi l’autogestion est un objectif capital sur le plan décisionnel et propose des structures institutionnelles pour y parvenir. Il porte également sur les stratégies qui permettront d’instaurer ces structures et de former des conseils de travailleurs et de consommateurs. Il présente des suggestions pour parvenir à transformer le processus décisionnel au travail. Il traite enfin du remplacement des décisions privées sur les questions de consommation collective par des procédés démocratiques destinés à augmenter le pouvoir des consommateurs.

La dignité du travail

Actuellement, beaucoup d’hommes et de femmes sont victimes du chômage. D’autres souffrent de conditions de travail dégradantes, sans le moindre droit à la parole. Certains disposent en revanche de situations confortables, gratifiantes, généreusement rémunérées et qui leur lais- sent la plus grande liberté pour fixer leurs propres conditions de travail mais aussi pour définir et organiser le travail des autres. Comment faudrait-il répartir les tâches pour que chacun puisse bénéficier de conditions de travail justes ? Quels sont les éléments composant le concept de dignité du travail ? Selon l’économie participaliste, la dignité du travail implique que chaque travailleur ait un certain nombre de responsabilités valorisant ses talents et que l’activité professionnelle de chacun se divise équitablement en un ensemble de fonctions responsabilisantes et gratifiantes auxquelles s’ajoutent les tâches répétitives ou pénibles qui restent nécessaires. Le chapitre iii développe un certain nombre d’arguments montrant que chacun devrait bénéficier, au nom de l’équité et de l’autogestion, de conditions de travail et d’un niveau de responsabilités comparables, définissant ce que nous appelons un « ensemble équilibré de tâches». La dignité du travail implique que les fonctions de chacun se répartissent équitablement entre tâches gratifiantes et corvées, pour faire disparaître la division en classes, les uns monopolisant le pouvoir décisionnel au détriment des autres. Ce chapitre récuse la crainte qu’un tel choix entraîne une baisse de la productivité en réduisant le niveau des compétences. Il réclame dans l’immédiat des améliorations des conditions de travail qui seront autant de points d’appui pour parvenir à une division du travail fondée sur la répartition équilibrée des différentes tâches entre tous. Il suggère, dans cette optique, la compensation des tâches ingrates par davantage de temps libre. Ce qui permettrait aux travailleurs concernés de parfaire leur éducation en vue d’améliorer leur situation — ce qui suppose que les titulaires de postes plus enviables consacrent plus de temps à assumer les tâches ordinaires. Quoi qu’il en soit, il importe de revoir totalement la division du travail afin de réduire les disparités quelle génère dans sa forme actuelle, tant au niveau de l’attractivité que des responsabilités caractérisant les différentes catégories d’emplois.

La répartition participaliste

Dans toute économie, différents groupes de travailleurs fabriquent différents produits et il existe un mode de coordination — qu’on appelle «répartition» — entre ces groupes d’une part et avec les consommateurs d’autre part. Ce processus détermine l’allocation de chaque fac- teur de production, la quantité et la nature de ce qui est produit et la façon dont la production est distribuée. Il dépend partiellement des décisions et du comportement de chacun, mais est aussi influencé par l’information, la communication et le conditionnement qui encadrent les choix individuels. La répartition actuelle s’appuie soit sur les marchés, soit sur des systèmes de planification de type pyramidal. Sur le marché, les producteurs et les consommateurs se considèrent mutuellement comme des rivaux. La concurrence les condamne à s’extorquer les uns aux autres le maximum d’avantages ou à être évincés sur le marché. Dans les systèmes planifiés, les ordres viennent autoritairement du haut, qui impose ses choix au bas de l’échelle.

Pourquoi les gens se plieraient-ils aux «agences de l’économie de marché (concurrence et cupidité) ou à celles d’une économie fondée sur l’autorité et la subordination (planification hiérarchique)? Pourquoi ces modes d’organisation seraient-ils les seuls qui offriraient aux travailleurs et aux consommateurs la possibilité de coordonner leurs activités et de jouir des richesses produites par la division du travail? Pourquoi ne pourrions-nous pas, au contraire, planifier consciemment nos efforts et coopérer démocratiquement, équitablement et efficacement?

Le chapitre IV montre comment les travailleurs et les consommateurs peuvent répartir les ressources productives et distribuer les biens et services sans marché ni planification centralisée. L’économie participaliste préconise un procédé dénommé «planification participaliste», dans lequel des conseils de travailleurs et de consommateurs proposent et ajustent leur activité de manière socialement responsable. Ce chapitre résume les avantages de ce mode de répartition — à la fois par rapport au marché et à la planification centralisée -, avant de démontrer pourquoi les craintes concernant son inefficacité ou le risque pour les libertés sont injustifiées. Enfin, il débat des revendications immédiates qui seraient utiles pour restreindre l’influence du marché ou développer la coopération équitable — ce qui inclut la réduction du temps de travail hebdomadaire, la suppression des heures supplémentaires obligatoires, la création de réformes fiscales et budgétaires et l’accroissement de l’influence publique sur les décisions concernant les investissements et le budget.

Le pain ne suffit pas

Il existe d’autres aspects centraux de la vie sociale que l’économie : la façon dont nous définissons nos communautés culturelles et leurs identités respectives; celle dont nous nous comportons par rapport à la naissance et à l’intégration des générations futures; celle dont nous gérons les fonctions politiques, qu’il s’agisse de la sphère juridique ou de la négociation et la mise en œuvre des accords collectifs. Il est donc primordial que les différents aspects de notre vie sociale soient en prise avec nos choix économiques — et vice versa. Dans le chapitre v, nous traitons de cette nécessité réciproque et examinons certaines des conséquences de l’économie participaliste dans d’autres domaines de la vie quotidienne. Nous abordons plus particulièrement les questions d’éducation, de racisme, de sexisme et d’écologie, ainsi que l’État et les relations internationales.

Programme immédiat et préparation de l’avenir

Les mouvements sociaux ont besoin de grandes perspectives mais aussi de revendications ciblées. Dans le chapitre vi, nous étudions une revendication ici et maintenant qui pourrait servir de socle au projet d’économie participaliste au XXIème siècle. Il s’agit de la réduction du temps de travail hebdomadaire avec des niveaux de salaires et de revenus qui maximisent ses effets. Nous analysons également comment la satisfaction d’une telle revendication pourrait, à très court terme, améliorer la qualité de vie de tous mais aussi permettre de favoriser une prise de conscience et déboucher sur des avancées en matière d’organisation sur lesquelles les nouveaux mouvements sociaux pourront s’appuyer pour remporter d’autres victoires dans l’avenir.

Des perspectives stratégiques

Les revendications que nous formulons aujourd’hui, comme les stratégies que nous mettrons en œuvre pour quelles soient satisfaites, doivent non seulement viser à réduire les souffrances actuelles, mais également nous per- mettre de progresser vers des objectifs à long terme, d’augmenter nos forces et de diminuer celles de nos adversaires. Il faut parvenir à multiplier le nombre de personnes en quête de changement et favoriser chez elles une plus grande lucidité et une meilleure mobilisation, renforcer les organisations dissidentes, élargir le champ d’action et les formes de lutte. Avoir des objectifs à long terme sur lesquels axer nos programmes d’action permet de dénoncer les injustices actuelles, tout en gagnant en motivation et d’orienter nos actions vers l’instauration d’une société plus juste et plus libre. De nombreux partisans du changement social sont cependant d’avis que présenter de telles perspectives stratégiques nuira au militantisme. Loin de négliger ce point de vue, nous concluons cette introduction en essayant d’imaginer comment un adepte de l’économie participaliste pourrait répondre à ce type de critique.

1 L’auteur appelle « réformes non réformistes » celles qui favorisent un changement radical progressif [lire, p. 188 & sq.].