Les pouvoirs de la propriété

Tony Andréani

Extrait du livre « Le Socialisme est (a)venir, Tome 2, Les possibles », Syllepse, Paris, 2004, pages 73-76.

Ce qui détermine fondamentalement les caractères d’un système économique et social, c’est une certaine distribution des pouvoirs de propriété ou d’appropriation. Je dis «pouvoirs», car les droits n’en sont qu’une codification, importante certes puisqu’elle fixe des règles du jeu et confère un pouvoir de sanction à une autorité reconnue (le plus souvent l’État, mais pas uniquement), mais insuffisante pour enserrer la réalité des rapports (de décision, de conseil, de commandement, d’influence, de savoir, etc.) que les agents peuvent entretenir entre eux, et la plupart du temps en retard sur cette réalité. C’est là une première différence avec les théories néolibérales des droits de propriété[1].

En second lieu certains pouvoirs sont plus importants que d’autres. Dans la lignée de la conception marxienne, le pouvoir de disposer des moyens de production détermine le pouvoir sur le travail, et ces deux pouvoirs (au sein de ce que Marx appelle « le procès de production immédiat ») commandent à leur tour les autres. C’est là la seconde différence avec la théorie néolibérale, qui s’est développée à partir de la conception néo-classique des facteurs de production, où le capital (physique, subrepticement transformé en capital argent) et le travail sont mis sur le même plan, et qui y a ajouté un grand nombre d’autres droits, laissés en blanc par cette conception, en sorte que chacun se trouve finalement propriétaire de quelque chose et prêt ou non à monnayer et à l’échanger, ou à le donner. Mais c’est aussi une différence avec un certain marxisme analytique, qui a voulu enrichir la théorie marxienne en ajoutant d’autres « dotations » ou d’autres « actifs » aux moyens de production et à la force de travail[2]. Ceci dit, le pouvoir sur les moyens de production signifie bien les choses, qu’il convient de détailler de la manière suivante, par ordre d’importance.

– Un pouvoir sur le choix et la mise en œuvre des moyens de production, à la fois comme capital physique et comme capital argent (si nous sommes dans une économie monétaire), capital qui ne se limite pas au capital fixe (en gros les équipements), mais qui porte d’abord sur lui. Appelons cela la gestion du capital. C’est ici que la finalité du système se dessine : s’agit-il de maximiser le revenu de ce capital, ou de maximiser le revenu du travail ?

– Un pouvoir sur le travail, c’est-à-dire un pouvoir de choisir les forces de travail (avec leurs qualifications) et de déterminer la dépense de travail des différentes catégories de travailleurs, ce qui passe par un pouvoir sur l’organisation du travail et les méthodes de travail. Appelons cela la gestion du travail.

– Un pouvoir sur la perception du revenu du capital, si l’on admet que la propriété du capital donne droit à un revenu. Ce pouvoir peut être dissocié ou non du pouvoir de gestion.

– Un pouvoir sur la perception du revenu du travail. Ce pouvoir peut être à nouveau dissocié ou non du pouvoir de gestion.

– Un pouvoir sur l’allocation du capital financier entre les unités de production, puisque dans une économie monétaire il faut de l’argent pour acheter les moyens de production (le capital physique). Ce pouvoir peut être dissocié ou non des pouvoirs précédents.

– Un pouvoir de se procurer les moyens de production.

– Un pouvoir d’embaucher le travail.

– Un pouvoir de se procurer des moyens de consommation avec les revenus du travail et du capital.

– Enfin un pouvoir de déterminer le montant global de l’investissement, qui diffère de l’allocation du capital financier en ce qu’une autorité publique (le plus souvent l’État) détermine, en totalité ou en partie ou de manière très indirecte (par exemple grâce à l’impôt), combien la société prise dans son ensemble va investir (ce qui suppose une épargne préalable), dans quelles branches elle va investir, voire dans quelles unités de production (c’est seulement au cas où ce pouvoir commanderait la totalité de l’allocation du capital que les deux pouvoirs finiraient par se confondre).

À partir de cette grille il est possible de retrouver, à un grand niveau d’abstraction, la structure générale de l’économie capitaliste: la gestion du capital et du travail est le fait de managers privés, visant à maximiser le revenu du capital argent, sous le contrôle des propriétaires en titre du capital physique (qui ne se limite pas au capital corporel) ; la perception du revenu du capital est également le fait de ces propriétaires, mais aussi de détenteurs de créances sur l’entreprise, et des managers eux-mêmes, soit comme détenteurs de capital, soit comme exerçant des responsabilités spécifiques (le revenu prend alors la forme d’un sursalaire) ; la perception des revenus du travail est le fait de salariés ; le pouvoir d’allouer le capital argent est le fait des propriétaires en titre du capital, des créanciers et des managers ; le pouvoir de se procurer les moyens de production et les forces de travail est le fait des managers, sous le contrôle du capital financier; le pouvoir de se procurer les moyens de consommation est le fait des « ménages » ; enfin le pouvoir de déterminer le montant global de l’investissement est le fait à la fois des capitalistes, des banques, des managers et in fine de l’État, via les politiques publiques.

La même grille permet, toujours à un haut niveau d’abstraction, de dessiner la configuration d’un système de type soviétique: le pouvoir de gestion appartient aux directeurs, mais sous le contrôle strict de l’État propriétaire, qui vise à maximiser la plus-value sociale; le pouvoir de percevoir le revenu du capital appartient à l’État, qui le redistribue entre ses agents; le pouvoir de percevoir le revenu du travail est le fait des salariés de l’État; le pouvoir d’allouer le capital financier appartient à l’État, à travers ses diverses instances; le pouvoir de se procurer les moyens de production et les forces de travail appartient également à l’État et secondairement aux directeurs ; le pouvoir de se procurer des moyens de consommation appartient pour une part aux ménages, pour une autre part à l’Etat lui-même, qui les redistribue ; le pouvoir enfin de déterminer le montant global de l’investissement appartient à l’État planificateur, aux banques d’Etat et seulement in fine aux directeurs.

On constate que, dans le capitalisme, les pouvoirs (et les droits les plus importants) sont concentrés entre les mains des capitalistes, de leurs « fondés de pouvoir », les managers, et des banques capitalistes, alors que, dans le système soviétique, ces mêmes pouvoirs sont concentrés entre les mains de l’État.

Le socialisme consisterait au contraire à donner le plus grand nombre de pouvoirs aux travailleurs, mais aussi à répartir ces pouvoirs de telle sorte que d’autres acteurs (des banques, l’État, voire les «ménages») viennent assurer un contrôle et/ou représenter l’intérêt général.

Note des auteur·trice·s du site Internet : Andréani développe dans les pages suivantes du livre les grands traits de son modèle qui dissocie les droits de la propriété entre l’Etat, les banques, les travailleurs et les ménages (trop long à exposer ici, se référer aux autres parties de notre site ou à la section « Alternatives globales » du menu principal.)


NOTES

  1. On trouvera un exposé détaillé et une critique approfondie de la théorie des droits de propriété de Alchian et Demetz dans l’ouvrage de Hubert Gabrié et Jean-Louis Jacquier, La théorie moderne de l’entreprise, L’approche institutionnelle, Paris, Économica, 1994.

  2. Des actifs tels que « les compétences », le « statut » ou l’« organisation ». Pour avoir une idée des travaux de cette école, on se reportera au dossier que lui a consacré Actuel Marx dans son numéro 7 (1er semestre 1990).