Extrait de Michael Albert, «Après le capitalisme, éléments d’économie participaliste», Agone, 2003, pages 117-125.
Toute économie doit coordonner les activités des travailleurs à la fois entre elles et avec les besoins des consommateurs : ce processus, appelé «répartition économique», permet de déterminer l’utilisation des facteurs de production et la distribution des biens et services. À en croire l’écrasant consensus du moment, les marchés seraient un excellent outil de répartition économique. À l’inverse, certains dissidents continuent à croire à la planification centralisée. De notre point de vue, ces deux solutions sont à proscrire au profit de la planification participaliste.
Ni marchés…
Les marchés impliquent qu’acheteurs et vendeurs se rencontrent et essayent de maximiser, chacun de leurs côtés, leurs profits. Dans toute transaction, l’acheteur et le vendeur sont en compétition, l’un pour acheter au plus bas prix et l’autre pour vendre aussi cher que possible. Ce que l’un gagne, l’autre le perd. Ceux qui sont concernés par la transaction sans pour autant y prendre part personnellement en tant qu’acheteur ou vendeur n’ont aucun droit de regard. La pollution, comme d’autres nuisances qu’ils peuvent subir, n’est pas prise en compte et ne peut donc affecter la transaction. Pour que les marchés fonctionnent de façon optimale, les participants doivent se comporter de façon individualiste. Leurs motivations et leurs préférences sont orientées par le chacun-pour-soi. Ce n’est donc pas un hasard si ce sont toujours « les plus gentils qui perdent ». Les prix négligeant les conséquences sociales et les externalités, ils n’expriment donc pas les véritables coûts sociaux. Une division de classes apparaît entre quelques « coordinateurs » – qui monopolisent les compétences décisionnelles, l’information et le choix des différentes options – et de très nombreux travailleurs subalternes. Ces coordinateurs régissent, avec les actionnaires, toute l’économie. Et les travailleurs obéissent.
En cela et d’autres manières encore, les marchés poussent les gens à piétiner réciproquement leur bien-être. Ils répartissent les goûts de façon homogène au sein de chaque classe et réduisent tout à sa seule valeur marchande. La rémunération ne tient compte que des rapports de force et de la productivité, provoquant des différences salariales caricaturales et la concentration du pouvoir au seul profit des décideurs, aux dépens d’une majorité soumise.
… Ni planification centralisée
La planification centralisée est conceptuellement plus simple que la répartition par les marchés. Les décideurs accumulent l’information, par divers canaux, puis déterminent les prix, le niveau de la production, les salaires, etc. Les producteurs et les consommateurs doivent ensuite se plier aux décisions des planificateurs.
Le seul défaut de ce système, c’est que les planificateurs doivent donner des instructions et obtenir une certaine forme de retour pour savoir si elles sont réalistes. Les instructions viennent d’en haut, le retour est obtenu par le biais d’agents délégués sur le terrain, de responsables locaux et autres membres de la classe coordinatrice. Les ordres partent du sommet, la base doit obéir.
Considérons les aspects positifs : il est concevable que la planification centralisée soit une alternative à l’incapacité intrinsèque des marchés à prendre compte les conséquences sociales et les externalités générées par les transactions, l’individualisme consécutif à la concurrence et peut-être même une solution qui permette d’intégrer dans la prise de décision les effets de la production et de la consommation sur les producteurs et les consommateurs.
Mais le problème majeur reste la subordination inévitable des travailleurs à une classe coordinatrice, composée des dirigeants et de leurs délégués dans chaque unité de production, ce qui génère un autoritarisme généralisé et une soumission totale à l’économie totalement incompatibles avec l’autogestion… La dynamique de classes et le renforcement autoritaire de la planification centrale étouffent au bout d’un certain temps la capacité technique initiale à mieux prendre en compte les aspects sociaux et personnels du développement économique. En pratique, la planification centralisée finit par biaiser l’orientation de la production dans le but de renforcer le pouvoir, le statut et le train de vie de l’élite coordinatrice aux dépens des travailleurs.
Par conséquent, ni les marchés ni la planification centralisée ne vont dans le sens d’une rémunération juste et de la dignité du travail ou de l’autogestion. Au contraire, ce sont autant d’obstacles qui sapent la solidarité, le respect des différences et autres principes civilisés.
La planification participaliste
Pourquoi les travailleurs à l’échelle des entreprises et des différents secteurs industriels, les consommateurs à l’échelle d’un quartier ou d’une région ne pourraient-ils pas se coordonner consciemment, démocratiquement, équitablement et efficacement? Pourquoi des conseils de consommateurs et de travailleurs ne pourraient-ils pas fixer et rendre publiques leurs prévisions puis les réviser en fonction des évaluations de leurs conséquences pour les autres composantes de la société ? Pourquoi ne pourrait-on pas mettre en place un processus de planification à plusieurs degrés dans lequel l’offre de production formulée par un conseil de travailleurs ne serait validée par les autres, en toute connaissance de cause, que sous réserve quelle soit jugée socialement efficace, de même que la demande émanant des consommateurs serait validée sous réserve quelle ne soit pas jugée socialement abusive ? En d’autres termes, pourquoi serait-il impossible que les producteurs et les consommateurs planifient ensemble leurs activités tout en évitant les effets indésirables des marchés ou de la planification centralisée ?
Dans une économie participaliste, la planification est le fait des travailleurs et des consommateurs considérés individuellement, des conseils et des fédérations de conseils, ainsi que d’autres groupes de travailleurs dont les fonctions, dans le cadre d’une répartition équitable des tâches, consistent à gérer les données nécessaires au processus de répartition. Ils pourraient travailler au sein d’instances d’aide à la décision.
Quoique assez simple à comprendre, le processus de planification participaliste est en rupture avec toutes nos habitudes. Les travailleurs et les consommateurs déterminent en commun la production en évaluant de façon approfondie toutes les conséquences. Les instances d’assistance décisionnelle annoncent ensuite des indices de prix pour tous les produits, les facteurs de production, dont la main-d’œuvre et le capital fixe. Ces indices sont calculés en fonction de l’année précédente et des changements survenus. Les consommateurs (individuels, conseils, fédérations de conseils) répondent par des propositions en utilisant ces prix comme une évaluation réaliste de l’ensemble des ressources, du matériel, de la main-d’œuvre, des effets indésirables (tels que la pollution) et des avantages sociaux inhérents à chaque bien ou service. Simultanément, les travailleurs individuels, ainsi que leurs conseils et fédérations, font leurs propres propositions, en annonçant ce qu’ils prévoient de produire et les facteurs de production nécessaires, en se basant eux aussi sur les prix comme estimation de la valeur sociale de la production et des coûts qu’elle implique. Sur la base des propositions rendues publiques par les travailleurs et les consommateurs, les conseils décisionnels peuvent calculer les excès d’offre ou de demande pour chaque produit et réviser l’indice des prix selon une méthode qui fait l’objet d’un accord social. Les conseils révisent alors à leur tour leurs propositions.
Ce système de va-et-vient permet de « lisser » les propositions inapplicables ou un peu trop enthousiastes pour parvenir à un programme réaliste dans lequel l’offre des producteurs correspond à la demande des consommateurs. D’une part, les demandes de consommation incompatibles avec les revenus (déterminés par le taux d’effort) ou excédant l’offre pour un bien déterminé sont ramenées à un niveau plus réaliste par l’augmentation de l’indice des prix et le souci de parvenir à un plan de production dont le coût social est acceptable — ce réajustement de la demande permet d’obtenir l’accord des conseils de consommateurs qui estimaient les premières propositions excessives et celui des conseils de travailleurs qui n’étaient pas prêts à assumer le niveau de production que cela supposait. D’autre part, les comités de travailleurs envisageant une production qui, rapportée aux ressources dont ils disposent, représente une valeur sociale inférieure à la moyenne ou une quantité insuffisante par rapport à la demande sont incités à augmenter leur taux d’effort et leur productivité ou le nombre des employés pour obtenir l’approbation de chacun et parvenir à satisfaire la demande. Dans tous les cas, le but de ces ajustements est de fixer les anticipations à un niveau raisonnable et de parvenir plus facilement à un équilibre viable. En tant que consommateur, votre revenu dépend de vos efforts et sacrifices professionnels. En tant que travailleur, votre niveau de production attendu dépend de la productivité des facteurs de production que vous employez.
À chaque étape du processus de planification, à chaque nouvelle navette, les propositions se rapprochent d’un niveau réaliste grâce à l’ajustement des prix qui représentent une juste estimation des coûts et des bénéfices sociaux associés à la production et à la consommation des biens et services. Dans la mesure où aucun acteur n’a plus d’influence qu’un autre dans le processus de planification, où chacun évalue les coûts et les bénéfices sociaux avec un poids qui correspond à son degré d’implication dans la production et la consommation, ce processus génère simultanément équité, efficacité et autogestion.
En d’autres termes, chacun soumet des propositions concernant sa consommation propre. Les conseils territoriaux évaluent leurs besoins tant en biens et services qu’en matière de consommation collective. À un niveau plus élevé, des fédérations de conseils de consommateurs soumettent des propositions incluant les demandes de leurs membres et les besoins collectifs à leur échelle.
De même, chaque unité de production propose un plan prévisionnel. Les entreprises énumèrent les ressources dont elles ont besoin et les quantités qu’elles envisagent de produire. Les fédérations régionales et industrielles rassemblent les propositions et prennent note des excès de l’offre ou de la demande. Après avoir proposé son plan, chaque acteur (individuel ou collectif) reçoit les informations sur les prévisions des autres et la façon dont les siennes ont été reçues. Chacun fait, ensuite, une nouvelle proposition. Puisque tous les participants « négocient » en opérant successivement les « ajustements » adéquats en s’adaptant aux indices de prix, à leurs propres normes d’effort et de sacrifice et aux renseignements qualitatifs obtenus des autres, le processus débouche sur un plan viable.
Cette méthode permet aux acteurs d’exprimer leurs préférences à proportion des effets qu’ils subissent. En outre, personne n’est privilégié : tous les salaires sont liés au revenu social moyen — plus ou moins selon l’importance des efforts et sacrifices de chacun ; et la qualité de la vie professionnelle est liée aux conditions de travail moyennes correspondant à la définition des ensembles équilibrés de tâches (chacun dispose d’un emploi équivalent à celui des autres, aussi bien en termes de qualité de vie que de responsabilités). Même le bénéfice que chacun peut tirer des investissements qu’il propose pour son entreprise passe par une amélioration de la norme sociale en vigueur pour chaque poste ou par l’augmentation du revenu moyen autorisée par l’accroissement du revenu social global que toute la société se partage.
La planification participaliste encourage donc la solidarité, puisque nos intérêts sont liés et que nos calculs économiques quotidiens s’effectuent en prenant en compte la situation de chacun. Pour que mon revenu augmente, il faut soit que je fasse plus d’efforts et de sacrifices soit que la moyenne sociale augmente pour tout le monde. Pour que mes conditions de travail s’améliorent, il faut que le standard s’élève et donc tout le monde en profite également. Le respect des différences se trouve renforcé puisqu’une condition pour parvenir à un équilibre général satisfaisant est la prise en compte de tous les points de vue et de toutes les préférences. L’équité est garantie par la norme de rémunération. Enfin, l’autogestion est intrinsèque à la logique fondamentale et au fonctionnement même du système de répartition sous tous ses aspects.
Pour clarifier l’ensemble du processus, précisons que les indices de prix jouent un rôle « indicatif » dans le processus de planification, au sens où ils représentent, à un moment donné, l’estimation disponible la plus fiable de ce que seront les valeurs réelles au final. Ces indices ne sont donc pas contraignants, ils ne servent au contraire que de repères flexibles à chaque étape du processus, dans la mesure où chacun sait qu’ils sont susceptibles d’évoluer dans une phase ultérieure mais aussi parce que les informations qualitatives jouent un rôle important qui peut être en opposition avec l’information fournie par les prix. En outre, les prix, y compris les prix réels à la fin du processus, ne sont ni le produit de la concurrence entre des acheteurs et des vendeurs qui tentent de se flouer les uns les autres, ni fixés de façon autoritaire au bon plaisir des décideurs, mais déterminés par un processus social de consultation. Ils résultent donc de compromis. Les informations qualitatives proviennent directement des parties concernées et permettent d’ajuster les indicateurs quantitatifs pour les rendre aussi fiables que possible. Elles sensibilisent aussi les travailleurs et les consommateurs à la situation de leurs homologues et créent les conditions d’une compréhension généralisée du tissu complexe de relations humaines qui détermine ce que nous pouvons ou non consommer ou produire.
Evidemment, nous ne pouvons ici qu’effleurer le thème de la planification participaliste, et pas entrer dans le détail de l’organisation pratique des navettes, ni des conditions institutionnelles ou des investissements personnels nécessaires à la viabilité du processus, de ses conséquences sociales, etc.
Le point important est que le problème de l’équilibre général entre la production et la consommation qui doit tenir compte des coûts et des bénéfices sociaux peut être résolu de façon coopérative plutôt que par des méthodes nuisibles tant du point de vue des individus que de la richesse produite et au détriment des principes que nous souhaitons nous donner.