Christophe Koessler
Peu de débats ont lieu aujourd’hui sur l’après-capitalisme dans les milieux persuadés de la nécessité de son dépassement. Est-ce vraiment parce qu’il n’y a pas d’alternatives, comme le prétendent généralement les défenseurs du capitalisme ? Les textes présentés ici démontrent le contraire en dévoilant une partie de la très riche réflexion actuelle sur les alternatives au capitalisme. L’idée n’est pas de proposer une nouvelle Utopie, au sens de modèles parfaits auxquels il conviendrait de faire correspondre la réalité, mais de débattre sur les contours de possibles structures économiques et sociales à même remplacer le capitalisme. Des structures qui soient à même de promouvoir les valeurs dont lesquelles la grande majorité des anti-capitalistes se réclament aujourd’hui: liberté, égalité, solidarité, participation, auto-réalisation, créativité, émancipation, démocratie économique et politique, etc. Nous entendons déjà les cris d’orfraie que suscitent ces affirmations.
Si la gauche radicale s’intéresse peu ou pas aux alternatives, à ce que l’on veut, c’est que les réticences idéologiques sont fortes. A tel point que la question des alternatives est un tabou.
Les objections à cette réflexion reposent généralement sur deux raisons principales :
Il y a d’abord une objection liée à une théorie qui peut-être résumée comme suit: les alternatives devront être imaginées par les bases des mouvements sociaux, par les forces sociales qui seront ou seraient amenés à renverser le capitalisme au moment où les conditions de réalisation du socialisme seront réunies. Les forces sociales sont dotées d’une spontanéité historique créative. Ce sont les mouvements sociaux, les fossoyeurs du capitalisme, qui créeront les alternatives à partir de leurs pratiques révolutionnaires, et non pas sur la base de modèles abstraits ou de réflexions sur les expériences de l’Histoire. Les alternatives ne sauraient provenir d’une élite intellectuelle cherchant à imposer une vision étroite, porteuse de ses propres intérêts de classe. Marx partageait d’ailleurs ce point de vue et critiquait abondamment les socialistes utopiques créateurs de modèles, tels que Saint-Simon, Fourier et Owen1.
Il y a ensuite le poids de l’Histoire. L’accaparement du pouvoir politique par une élite dans les pays communistes et l’imposition d’un modèle autoritaire et bureaucratique à l’ensemble de la population a conduit à une saine méfiance à l’égard de solutions toutes faites venant d’ « en haut ». La crainte d’assister à l’imposition d’un modèle unique et universel que les peuples du monde devraient adopter, ainsi que l’accaparement du pouvoir par une classe politique manipulant les mouvements sociaux, entraîne une méfiance réflexe envers les modèles alternatifs de manière générale.
Pourquoi s’intéresser aux alternatives au capitalisme ?
Ces réticences justifiées se doivent d’être prises au sérieux dans toute réflexion sur les alternatives au capitalisme. En effet, les risques de perdre de vue la réalité sociale, de se laisser emporté par la force symbolique d’un modèle au point de vouloir l’imposer, de croire trop fort à l’impact des idées sur la réalité (et d’ainsi perdre de vue le rôle déterminant des rapports de force), ainsi que le danger de voir une élite s’accaparer le pouvoir, sont bien réels.
Néanmoins, la réflexion sur des modèles d’alternatives n’est pas inutile, bien au contraire. Nous pensons qu’elle est même nécessaire à la concrétisation d’alternatives au capitalisme. Cette réflexion remplit en effet des fonctions essentielles, qui peuvent être résumées ainsi :
- Premièrement, la capacité de mobilisation vis-à-vis de la réalisation d’une société non capitaliste dépend en partie de la force de « l’imaginaire collectif » (au bon sens du terme) constitué par une représentation de cette société. Savoir qu’il y a des alternatives faisables, même si l’on est conscient que les idées que l’on s’en fait (les représentations) ne correspondront jamais exactement à la réalité future (mais en donneront des lignes directrices), nous paraît constituer une force mobilisatrice extraordinaire. C’est précisément ce qui manque à la gauche anti-capitaliste aujourd’hui. Un idéal mobilisateur. La critique n’a jamais fédéré que des cercles de militants. Pour convaincre largement, il faut ouvrir des horizons possibles. Les « gens » ne nous suivent pas ? Peut-être ont-ils raison puisque nous ne savons pas ce que nous voulons ?
- Deuxièmement, la réflexion sur les alternatives permet l’adoption d’une direction consciente vers l’avenir de l’après-capitalisme. L’absence de perspectives, de visions post-capitalistes condamnent beaucoup d’acteurs sociaux à n’envisager qu’une réforme du système existant ou une « humanisation » de ce dernier (même s’ils doutent eux-mêmes que cette humanisation soit possible). A l’inverse, l’existence d’une vision alternative, représentant le dépassement du capitalisme, favorise à notre avis l’adoption d’une stratégie orientée dans cette direction. Ainsi, si la construction de visions politiques alternatives comporte certains risques (mentionnés plus hauts), l’absence de réflexion et de débat n’apparaît pas moins problématique.
- Par ailleurs, l’ignorance est en effet à l’origine de bien des manipulations. La tenue d’un débat collectif sur le type de société désiré, la faisabilité de leur réalisation et les compromis nécessaires à leur concrétisation, est le préalable nécessaire à la création d’autres sociétés. Sans cela, un éventuel effondrement du système, inattendu et brutal, ne pourra que favoriser des pouvoirs centralisés d’extrême droite ou d’extrême gauche, la population préférant s’en remettre à qui propose des solutions (mauvaises) si elle n’a pas elle-même développé ses idées de ce qu’il convient de faire.
- La création d’alternatives apparaît aujourd’hui comme un mouvement dynamique qui mobilise tous les segments de la société en lutte. Le rôle des intellectuels, s’il a été surestimé grandement dans le passé, ne peut pas non plus être balayé d’un revers de main sous prétexte que ce sont les masses qui sont le moteur de l’Histoire. Ainsi, l’élaboration d’une vision post-capitaliste et sa discussion par les mouvements sociaux nous semblent participer au changement social et à la construction d’alternatives concrètes. De même que les mobilisations et les créations sociales sur le terrain des luttes concrètes inspirent et orientent les visions politiques, les décisions prises sur le terrain des luttes par les acteurs sociaux sont à n’en pas douter fortement influencées par les visions politiques développées par les intellectuels, lorsque celles-ci parviennent jusqu’à eux. La discussion critique de ces développements théoriques par les acteurs sociaux devrait permettre d’atténuer le danger de manipulation de la part des élites intellectuelles.
- Enfin, si l’on conçoit les modèles comme des exercices de réflexion sur le type de société désiré, ceux-ci renferment une valeur heuristique très importante. Ils permettent d’une part de comprendre le capitalisme, mais surtout de lancer des débats sur les valeurs fondamentales que l’on aimerait favoriser grâce à un autre système, sur ce que chacun pense « possible » de réaliser, sur les compromis que les uns et les autres pensent nécessaires et sont prêts à accepter ou pas, etc. Ils sont un instrument utile à la discussion.
L’erreur serait d’imiter l’économie néoclassique en perdant de vue que les modèles ne sont que des représentations simplifiées de la réalité, non la réalité elle-même.
Ainsi, il ne s’agit pas de proposer des modèles d’alternatives « prêts à porter ». Nous avons la conviction que « les socialismes » ne peuvent qu’être le résultat d’un imaginaire inventif pluriel provenant avant tout des acteurs du changement social.
Les modèles et les réflexions sur ce sujet désignent un point aujourd’hui pensé d’autres sociétés possibles; non pas la fin de l’Histoire, ni la figure utopique d’une société idéale, dans laquelle toutes les contradictions auraient disparues. Cette représentation n’a pas la prétention de servir de modèle absolu à adopter, comme le furent certaines utopies socialistes du XIXème siècle, mais plutôt de nourrir le débat sur les institutions à même de remplacer celles du capitalisme (propriété privée des moyens de production, marché régulé par les plus forts, travail salarié, etc.), sur les valeurs fondamentales du socialisme et leur articulation avec l’économie.
En somme, cette réflexion a pour but de favoriser concrètement la création de projets cohérents de transformation sociale.
1 « (…) ils [Saint-Simon, Fourier, Owen] ne discernent du côté du prolétariat aucune spontanéité historique, aucun mouvement politique qui lui soit propre. (…). Leurs inventions personnelles doivent suppléer ce que le mouvement social ne produit point ; les conditions historiques de l’émancipation prolétarienne, c’est l’histoire qui les donne, mais ils préfèrent les tirer de leur imagination ; à la place de l’organisation graduelle et spontanée du prolétariat en classe ils voudraient organiser la société suivant un plan spécialement imaginé à cet effet. L’histoire future du monde se résout pour eux dans la propagande et la mise en pratique de leurs plans de société. (…) ils essayent de frayer un chemin au nouvel évangile social par la force de l’exemple, par des expériences limitées qui, naturellement, sont vouées à l’échec. In : Marx et Engels, Manifeste du parti communiste, éd. Mille et une nuit, Paris, p. 56-57.