Chemins de la transition

 Christophe Koessler, janvier 2021

Allons-nous continuer de nous résigner à un monde où 2000 individus disposent de plus de richesses que les 4,5 milliards de personnes les plus pauvres[1]? Un monde où près de la moitié de l’humanité vit dans la pauvreté et 800 millions de personnes souffrent de malnutrition? Une planète où le réchauffement climatique et la disparition de la biodiversité engendrés par le capitalisme menacent la survie même de la majeure partie des espèces, dont l’humain? Ce n’est pas parce qu’on ne sait pas quel chemin va nous amener au-delà du capitalisme, qu’il faut renoncer à créer des systèmes plus justes, plus démocratiques et plus respectueux des humains et de la nature.

Comment se représenter les chemins de la transition ? Les réponses à cette question restent à l’état embryonnaire. La gauche anticapitaliste s’interdit le plus souvent de penser des projets post-capitalistes, alors que dire des transitions vers ces horizons? D’autant que cette réflexion porte sur des questions qui divisent comme celle de sa temporalité (deux décennies, 50 ans, davantage?), celle de l’utilisation ou non de la violence ou encore de l’articulation entre réformes et révolution. De même, quels acteurs collectifs entraîneront ces réformes et ces ruptures? Difficile de l’imaginer, à l’heure où la plupart des mouvements sociaux, organisations progressistes et partis, n’envisagent pas encore clairement un «après-capitalisme». Pourtant, c’est par là qu’il faut commencer. Car sans acteurs, pas de changement social.

1. Les acteurs de la transition

1.1 Mouvements sociaux et convergence post-capitaliste

Mouvements sociaux paysans et indigènes, organisations des jeunes pour le climat, associations de défense de l’environnement, syndicats progressistes, Gilets jaunes, ONG pour l’égalité des sexes, la fin des discriminations, la souveraineté des peuples, mouvements des sans-toits, des sans-papiers, des précaires, etc. La liste des collectifs mobilisés aujourd’hui dans une perspective anti-systémique pourrait s’étendre sur plusieurs pages. Peuvent-ils converger autour d’un projet post-capitaliste?

Le pari des anticapitalistes pourrait être celui-ci: éclairé par une vision constructive d’une future société qui corresponde à leurs valeurs et leurs idéaux, un grand nombre de ces organisations pourrait adopter explicitement des positions post-capitalistes. L’absence de projet les cantonne aujourd’hui souvent à des positions défensives et revendicatives qui restent ancrées dans le capitalisme. Dotés d’un nouvel imaginaire, à la fois désirable et réaliste, rompant avec les fantômes soi-disant «communistes» du passé (autoritarisme, élitisme, privation des libertés démocratiques, etc.), un nouveau mouvement post-capitaliste pourrait émerger et fédérer un ensemble large d’organisations et de mouvements sociaux. Ce que certains appellent la « société civile », terme qui figure explicitement dans la charte du Forum social mondial.

On peut s’attendre bien sûr à ce qu’une grande partie de ces organisations n’adhèrent pas immédiatement à un projet post-capitaliste. Certaines par manque de conviction, d’autres parce qu’elles craignent de s’afficher comme telles par peur de perdre leur crédibilité vis-à-vis de l’Etat et d’une partie de la population. L’effondrement environnemental, économique et social en cours – la crise du Covid-19 et la faillite du système à le gérer n’étant peut-être qu’un avant goût de ce qui nous attend – pourrait les amener à revoir leurs positions et à se radicaliser dans les années à venir.

Le mouvement écologiste actuel – une nouvelle génération de militant es a émergé – crée aujourd’hui une véritable révolution culturelle dans une partie de la jeunesse qui réclame « plus de liens et moins de biens » et défend le vivant face à la logique délétère de la valorisation du capital à tout prix. A émergé aussi une prise de conscience profonde qu’un système basé sur la croissance des biens de consommation et le productivisme n’est plus possible, ce qui remet en cause l’essence même du capitalisme. Parallèlement s’est consolidée dans les nouveaux mouvements sociaux (Occupy, Nuit debout, Gilets Jaunes, Jeunes pour le climat, Extinction Rebellion, etc) l’exigence de la mise en œuvre de l’application du principe démocratique à toutes les sphères sociales, et pas seulement à la politique (qui elle-même faillit à ce principe). Les liens de causalité entre capitalisme, inégalités, destruction de l’environnement, patriarcat et autoritarisme commencent à apparaître au grand jour.

Créer dans un premier temps un noyau d’organisations sociales importantes se réclamant explicitement d’une vision post-capitaliste cohérente constituerait un premier pas décisif qui pourra influencer durablement l’imaginaire collectif des populations. Une fédération – souple et horizontale – de mouvements explicitement postcapitalistes pourrait être créée.

1.2 Le rôle des acteurs des alternatives locales

Ces vingt dernières années, on assiste à un engouement sans précédent pour la création d’alternatives locales (lire aussi au point 2 de ce texte). Pour les individus et les collectifs qui agissent en ce sens, il s’agit de créer ici et maintenant le monde futur à l’intérieur ou aux marges du système. Finis les beaux discours! De l’action immédiate pour la mise en œuvre de nos principes, y compris dans la sphère économique. Fleurissent les paniers bio, les circuits-courts, les magasins coopératifs, les recycleries, l’habitat participatif, les ateliers de vélo, les monnaies locales, etc. Mais aussi, de plus en plus, des collectifs et des individus vont vivre en milieu rural, créent des communautés locales et appliquent des principes horizontaux d’organisation sociale. De nouvelles méthodes sont testées, que ce soit en matière de permaculture, de production d’énergie ou de prise de décision au sein des groupes (tirage au sort des responsables, rotation des tâches, etc.). Certains lient la lutte contre des infrastructures essentielles du capitalisme (comme des aéroports ou des mines) à la création d’autonomies locales, comme certaines Zones à défendre (ZAD).
Ces acteurs font aussi émerger un imaginaire du vivre autrement, ouvrent des horizons matériels et culturels possibles qui permettent de fissurer les mythes de l’homo economicus, et de la nature foncièrement mauvaise de l’être humain. Un atout majeur dans la lutte culturelle face au pouvoir médiatique et celui de l’industrie du divertissement.

Tout ceci représente un formidable laboratoire qui préfigure et crée déjà, à petite échelle, des sociétés postcapitalistes futures. La prise de conscience par toutes ces personnes et ces groupes qu’ils font partie d’un ensemble, qu’ils ne se battent pas seulement pour eux-mêmes, mais pour expérimenter des modes de vie et d’organisation qui pourraient être adoptés à large échelle, peut permettre à ce mouvement de faire advenir lui aussi un monde plus juste pour toutes et tous. Car il existe un risque que ces mouvements, isolés dans leur localisme immédiatiste et dégoûtés des expériences «communistes» globales du passé, se détournent de la transformation du système d’ensemble. Il s’agit de se demander comment ces principes expérimentés à des échelles locales peuvent être appliqués à la société globale, une société qui, qu’on le veuille ou non, est pour l’heure très industrielle et très urbaine.

Là aussi, des fédérations d’alternatives locales clairement orientées vers des changements profonds globaux pourraient faire la différence.

1.3 Les travailleuses et travailleurs: de la passivité à l’action

Un changement d’ampleur devra passer par une mobilisation plus large que celle de personnes militantes, des alternatifs-ves, des «sans» (toit, travail, terres, papiers, etc), et des milieux conscients. Quels rôles pour celles et ceux, qui, bon an, mal an, sont inséré es dans le système et s’en contentent pour l’instant en dépit de leur souffrance et de l’insécurité de leur emploi? «Les travailleurs sont en position d’attente», estime Christian Tirefort, ex-syndicaliste de l’imprimerie en Suisse et libre-penseur révolutionnaire. Percevant que la financiarisation de l’économie et la mondialisation ont rendu les anciennes luttes sans effet et paralysé le rôle progressiste que l’Etat a joué pendant les « trente glorieuses » (1945-1975), les employé es se replient sur leurs stratégies individuelles. Qui plus est, la gauche radicale ne présentant aucune vision ni stratégie crédible, les travailleurs-euses auraient raison d’attendre en réalité.
Plutôt que de se lamenter sur la faiblesse actuelle des mobilisations des employés, Christian Tirefort essaie d’en tirer des enseignements. Il a confiance en une forme de «sagesse populaire». Son analyse donne une perspective optimiste à toutes celles et tous ceux qui croient nécessaire de développer des projets post-capitalistes désirables, faisables et émancipateurs. Rendre crédible et palpable la vision d’un autre monde possible représente une potentialité de force mobilisatrice extraordinaire! Surtout si ces projets prennent en compte le vécu quotidien des travailleurs /euses, voire partent de là! L’histoire sociale est pleine de ces moments de stagnation, de repli, suivis par d’autres périodes de renaissance, voire d’explosion populaire. Nous avons donc des raisons d’espérer et de propager l’espoir…

Il est certain qu’aucun basculement ne pourra avoir lieu sans une forte mobilisation des employé es dans les entreprises et dans la rue. Pourra-t-on compter sur un changement d’orientation idéologique et stratégique de certains syndicats, aujourd’hui bureaucratisés et partenaires des capitalistes? Cela reste à évaluer. Dans tous les cas, il faut favoriser la création de syndicats organisés démocratiquement par les employé es depuis la base dans une optique post-capitaliste, ne considérant les futures conquêtes réformistes que comme des pas vers une rupture globale.

2. Les stratégies

2.1 La lutte idéologique et l’hégémonie

Le capitalisme a atteint un tel degré d’hégémonie idéologique dans nos sociétés qu’il en est devenu invisible. Pour une grande partie de la population, notre société semble a-historique et a-politique: « Cela a toujours été comme ça », est une phrase que les militant es entendent souvent de membre de leurs familles et d’ami es.
Et lorsque le « capitalisme » a encore du sens en tant que concept, sa définition reste floue, indigente, contradictoire : « C’est la liberté d’entreprise », « C’est la possibilité de produire », « C’est le règne de l’argent ». Le capitalisme est devenu hégémonique au point d’en être réduit à l’inexistence…

La lutte doit donc être ainsi être idéologique. Donner un sens aux réalités économiques actuelles pour le commun des mortel les, dévoiler les structures économiques et la dynamique du capitalisme. Car un changement politique et économique d’ampleur ne pourra avoir lieu sans la participation d’une large minorité de la population et le consentement d’une grande majorité.

Ce travail peut se faire à partir du projet: c’est en dévoilant les institutions et le fonctionnement d’une société post-capitaliste qu’apparaissent le mieux, en relief, les structures actuelles du capitalisme : la propriété privée des moyens économiques aux mains d’une minorité, le rapport salarial marchand, la logique d’accumulation et de croissance du capital privé, etc.

Être au clair

La lutte idéologique signifie d’abord être au clair soi-même sur le fonctionnement global du capitalisme et les alternatives possibles et désirables. Cela nécessite aussi de faire un bilan du passé et de rejeter clairement les expériences « socialistes » ou « communistes », ou celles se réclamant comme telles, qui heurtent nos convictions profondes (comme celle de l’Union soviétique), sans que cela nous empêche d’en relever les aspects positifs.

Un long travail de formation reste donc à accomplir pour se hisser à un niveau de compréhension suffisant. Ce n’est qu’à partir de ce moment que notre travail pourra s’élargir à un cercle plus large de militant es, qui en formeront d’autres par la suite, avec un effet boule de neige.

S’adresser à une population peu ou pas politisée / conscientisée représente un autre pas qui implique un profond respect et une amitié envers autrui. Cela ne va pas de soi lorsque l’on réalise qu’une grande partie de la gauche radicale affiche une profonde incompréhension, qui se transforme en irritation, voire parfois en mépris, face à l’immobilisme de la majorité des citoyen-nes et des travailleurs-euses, et à l’attirance de certain es pour l’extrême droite.

Imaginaire positif et réaliste

Forts de ces acquis, le mouvement post-capitaliste pourrait peu à peu gagner en reconnaissance lors des luttes sociales, puis percer en force l’imaginaire collectif de la société dans le contexte d’une globalisation financière destructrice qui pousse les travailleurs-euses à chercher d’autres explications et de véritables solutions…. Renouveler l’imaginaire d’un meilleur futur possible, pas seulement en ce qui concerne des structures politico-économiques, mais aussi des modes de vie envisageables (plus attractifs que ceux qui existent aujourd’hui), s’avère donc urgent. Force est de constater que l’imaginaire social actuel véhiculé par certains mouvements alternatifs n’est guère séduisant et reste dans un registre négatif ou oppositionnel: austérité matérielle par choix individuel (idée en négatif développée par la décroissance, mouvement qui paradoxalement, et sans en avoir toujours conscience, reste  souvent dans le paradigme capitaliste[2]), culpabilisation vis-à-vis de la consommation, mépris des choses matérielles[3], irritation purement revendicative envers les pouvoirs, etc. Alors que s’il est évident que nous devrons «consommer» moins de biens (surtout de mauvaise qualité et nocifs[4]), notre projet est émancipateur et libérateur: libre choix et maîtrise du travail ou de l’activité (abolition des rapports de subordination); partage des tâches entre travail manuel et intellectuel / travail d’exécution et de conception; meilleure qualité de vie; construction d’un sens de la vie en relation avec les autres; libération de la précarité, de l’insécurité liée à la peur de perdre son emploi ou ses sources de revenu; libération de la schizophrénie quotidienne d’agir en contradiction avec ses valeurs dans des «bullshit jobs» par essence inutiles; génération de temps libre hors travail; amélioration de la santé psychique et physique, stimulation de la créativité, renforcement de l’individu et des collectifs (librement choisis et construits) ; multiplication du partage et de la solidarité, garanties des besoins fondamentaux comme l’alimentation, le logement, la santé et l’éducation, etc.

Démocratie, la clef ?

Le développement de la démocratie pourrait constituer une idée force de nos mouvements. Car c’est une valeur qui fait l’objet d’un consensus global, non seulement dans la population en général mais également parmi les militant es de la gauche anticapitaliste. Même les bolchéviques ont dû se présenter comme des démocrates, en qualifiant leur système vertical, autocratique et totalitaire de « démocratie populaire ».

La plupart des post-capitalistes réclament au fond une démocratie beaucoup plus authentique que celle qui existe. Cela passe par la démocratisation radicale de l’économie. Aujourd’hui, l’économie est une dictature, une minorité de la population, détentrice du capital, décidant ce qu’il faut produire, comment il faut le produire et qui va le produire. L’abolition du capitalisme signifie non seulement la démocratisation du pouvoir sur les biens économiques par la socialisation de la propriété privée ou son abolition, mais aussi la démocratie au sein des entreprises et la démocratisation des choix de production à l’échelle globale. Sachant qu’il ne peut exister de véritable démocratie politique sans démocratie économique, un démocrate digne de ce nom rejoindra les rangs des post-capitalistes anti-autoritaires véritables.

La politique devra être aussi revue de fond en comble pour répondre aux exigences démocratiques. La démocratie ne se réduit pas à des élections tous les quatre ou cinq ans, mais exige un exercice constant, permettant la participation de chacun e quelque soit son genre, son origine sociale ou nationale. Parmi les pistes pour démocratiser la politique, citons les exemples suivants : assemblées populaires avec des représentant es tiré es au sort (en contrepoids à l’élection), démocratie directe grâce à des initiatives populaires et référendum (allant au-delà du modèle suisse), mandats courts, tournants, voire impératifs, comptes à rendre devant des jury de citoyen nes, révocations possibles à tout moment, budgets participatifs.

« Croit-t-on qu’après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie s’arrêtera devant les bourgeois et les riches ? »

Alexis de Tocqueville, 1835[5]

2.2 Les « réformes non réformistes»

En plus de mener une bataille idéologique d’ampleur, le mouvement post-capitaliste doit s’engager dès maintenant dans une transformation de la société qui à la fois donne l’exemple, renforce nos collectifs et nos convictions et permet de développer pas à pas, dans une optique constructive, des éléments constitutifs d’une société future. Une réforme n’est pas forcément réformiste si le mouvement qui la porte a conscience qu’il s’agit d’un pas visant à aller plus loin, vers un moment de rupture où les principales institutions du système capitaliste sont remplacées. Il ne s’agit pas de rendre le capitalisme plus humain ou plus vivable, mais d’y acquérir davantage d’espace démocratique et de pouvoir pour favoriser la rupture. «Elargir le plancher de la cage afin de mieux en sortir», dit Noam Chomsky.

On peut à la fois obtenir des aménagements du système existant, notamment par le biais de l’Etat et des lois (changer le système de l’intérieur)[6], mais aussi mettre en place des espaces alternatifs en marge (coopératives, entreprises socialisées, associations sociales et culturelles, etc.)

Lénine disait, «c’est seulement lorsque ‘ceux d’en bas’ ne veulent plus et que ‘ceux d’en haut’ ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors que la révolution peut triompher ». Thomas Coutrot ajoute que pour qu’une révolution ne se retourne pas en nouvelle oppression, il faut une troisième condition: «Que ‘ceux d’en bas’ aient déjà commencé à inventer de nouvelles manières de faire société, susceptibles de former un nouvel ordre social. La transformation sociale suppose la maturation de nouveaux rapports avec la nature, avec l’économie, avec la politique ; de nouveaux rapports entre les sexes, entre les groupes sociaux, entre les nations, etc.».[7] Coutrot note que ces rapports se construisent aussi tous les jours dans les luttes sociales, avant de faire éventuellement l’objet de constructions institutionnelles.

Dans le même ordre d’idées, Pablo Servigne, co-auteur d’un ouvrage majeur sur l’entraide[8], explique que l’être humain a perdu des compétences sociales au sein de notre monde capitaliste, individualiste et ultra compétitif: «Il s’agit de (re)devenir compétent en matière de coopération et d’altruisme. Il faut donner des outils pour développer dès maintenant une culture de l’altruisme. Il ne faut pas compter sur l’intuition et le bon sens [uniquement] … Il y a des principes, des méthodes pour faire émerger l’entraide dans un groupe»[9].

2.2.1 Changer le système de l’intérieur

La plupart des intellectuel-es post-capitalistes envisagent un élargissement des droits sociaux, démocratiques et économiques au sein du système existant avant d’envisager une révolution. A l’intérieur du système, Tony Andréani propose de développer les services publics, en particulier ceux favorisant la citoyenneté sociale: « Si l’individu n’a pas un niveau de vie suffisant, un temps libre convenable, une certaine protection sociale contre les risques de l’existence, il est clair qu’il n’aura que de faibles possibilités de s’éduquer, de s’informer, de se cultiver», explique-t-il. Pour le philosophe et politologue français, la « nation » doit aussi contrôler un certain nombre de biens stratégiques.
Aller dans ce sens dès maintenant développe un domaine qui perdurera nécessairement dans une société post capitaliste selon lui. « Même dans une société égalitaire, même dans le meilleur des mondes possibles, les services publics garderaient leur signification et leur raison d’être ».

L’économiste étasunien Michael Albert, lui, préconise un nombre très important de réformes allant dans le sens de sa proposition de modèle d’alternative post-capitaliste, le participalisme. Parmi ces réformes :

Démocratiser l’accès à l’information (par exemple : rendre publiques les informations détenues par les entreprises). Démocratiser le processus décisionnel sur le lieu de travail (gagner le droit d’intervenir directement dans les décisions des entreprises et des collectivités publiques). Augmenter le pouvoir des consommateurs et consommatrices sur les questions de production. Démocratiser les budgets publics (transparence et participation des conseils à l’élaboration des budgets).

Ou encore

Subventionner les secteurs qui entraînent des externalités positives : santé publique, logement social, éducation, espaces verts, etc. Obtenir des informations qualitatives sur les produits : labels précis, publicité non mensongère. Développer les investissements sociaux. Moins de travail, plus de temps libre. Initier des coordinations de mouvements militants où les ressources puissent être mises en commun et où les procédures participalistes puissent être expérimentées.

De même, pour le philosophe étasunien David Schweickart, autre auteur de proposition d’alternative globale développée dans son ouvrage «La démocratie économique», les suggestions de réformes vont tout azimut: législation encourageant la participation des travailleurs euses dans les firmes capitalistes, taxes environnementales, taxes sur les transactions financières, démocratisation du système bancaire et des fonds de pension, taxe sur le capital pour financer les investissements publics et créer de l’emploi (dans un but global de davantage de contrôle sur l’investissement), etc.

On peut s’interroger s’il ne faudrait pas établir un certain ordre de priorité dans ces réformes tous azimuts en favorisant celles qui renforcent en premier lieu le pouvoir des travailleurs-euses- citoyens-ennes tout en rendant visible les structures du capitalisme et celles qui pourraient le remplacer.

2.2.2 Mettre en place des structures économiques alternatives

Coopératives, mutuelles, communautés autogestionnaires, circuits courts entre production et consommation, monnaies alternatives, systèmes d’échanges locaux sont des exemples de structures économiques qui peuvent être développées en marge du système capitaliste. L’idée est de développer les rapports sociaux que l’on désire, autant pour sortir nous-mêmes de la logique du profit dès maintenant que pour montrer que c’est possible. Autre objectif: s’habituer dès aujourd’hui à la gestion de l’économie, acquérir l’expérience et les compétences qui pourront servir à l’avenir…

L’histoire montre l’efficacité des coopératives et des mutuelles utilisées par le mouvement ouvrier pour sortir les travailleurs-euses de l’insécurité sociale, produire des biens, favoriser la consommation utile et se loger!

Se mettre à organiser nous-mêmes nos rapports sociaux de manière non-capitaliste dès aujourd’hui quand cela est possible apparaît clairement comme l’un des stratégies pour se rapprocher d’une société entièrement postcapitaliste.

Limites de l’économie sociale et solidaire

Aujourd’hui, si les institutions de l’économie sociale et solidaire – coopératives, mutuelles et associations – représentent des améliorations significatives par rapport à celles du capitalisme, elles rencontrent des limites: «Les structures même de l’économie sociale font qu’elles ont peu à voir avec la démocratie économique. Les travailleurs y sont [souvent] de simples salariés, sans pouvoir de contrôle et de désignation des dirigeants, sauf dans la mesure où ils sont eux-mêmes sociétaires ou associés – mais alors ils sont noyés dans la masse de tous ces adhérents, qui se comptent parfois par millions», explique Tony Andréani[10]. Sa remarque doit être replacée dans le contexte français où certaines mutuelles et coopératives ont parfois pris des dimensions gigantesques. Dans ce pays, 10% des emplois relèveraient de l’économie sociale et solidaire. Celle-ci s’éloigne cependant de plus en plus de la mise en pratique de ces principes originels.

Tony Andréani relève un problème d’une autre nature. Les coopératives se trouvent rapidement en manque de capitaux lorsque des investissements importants doivent être réalisés. Cela est dû d’une part à leur structure même: les coopérateurs-trices, qui détiennent des parts sociales de l’entreprise, sont peu enclin es à prendre des risques, car cela met en jeu non seulement leur travail, mais aussi leur capital (parts sociales).

Vers une économie socialisée

Cela amène Andréani à proposer d’innover en matière de développement d’entreprises sociales. Son objectif est de contourner la répugnance au risque des travailleurs-euses associé es et d’empêcher l’accumulation privée de capitaux. Il propose de développer une nouvelle «économie socialisée» en développant un système de crédits. Pour lui, les coopératives devraient peu à peu se débarrasser de l’autofinancement (qui les freine) pour avoir recours à un financement extérieur. Les travailleurs euses associé es ne seront alors plus propriétaires de parts de capital mais usufruitier es du capital mis à leur disposition. Ce capital proviendrait de banques publiques ou coopératives spécialisées dans cette tâche.

Conversion à la nouvelle économie

Pour développer ce secteur, Andréani compte sur quatre types d’acteurs désireux de devenir une « entreprise sociale». Premièrement, des entrepreneur es individuels souhaitant créer leur propre entreprise ou augmenter la taille de leur société. Ensuite, de nombreuses coopératives de production qui manquent de capitaux. En troisième lieu, les salarié es d’entreprises capitalistes qui s’apprêtent à fermer ou à vendre pourraient être intéressé es à récupérer leur firme ou la forme d’une entreprise socialisée. «On sait que de tels cas sont monnaie courante, et concernent chaque année des milliers de travailleurs, dont les plans sociaux de licenciement coûtent très chers aux entreprises et à l’Etat, qui ont intérêt à trouver des solutions économiques. Or, nombre de ces établissements ou entreprises seraient viables, dans un autre régime social où il n’y aurait plus à rémunérer les propriétaires». Enfin, dernier acteur: les syndicats de grandes entreprises capitalistes. Ils pourraient prendre l’initiative de «faire étudier» leur transformation en entreprises socialisées, de faire valider le projet par un cabinet d’audit, et de demander un référendum. «Il ne s’agirait pas d’une nationalisation autoritaire, mais d’une socialisation par décret, prévue par la nouvelle législation».

Au fur et à mesure du développement de ce secteur, l’auteur propose d’autres innovations: telle la création d’un Fonds de financement, avec statut d’établissement public, placé sous le contrôle du Parlement. Ce fonds aurait pour fonction d’encadrer et de contrôler les banques, elles-mêmes socialisées qui fourniraient le crédit au secteur. Le Fonds favoriserait les banques qui financent des investissements jugés préférables à d’autres en fonction de l’intérêt général.

Avec cette proposition, Andréani crée l’embryon de son modèle global d’alternative au capitalisme, comprenant l’autogestion, la propriété sociale et le financement par le crédit, dont le capital provient de l’épargne des ménages et/ou d’un impôt. Sa stratégie est clairement de construire le nouveau monde au sein même de l’ancien, avec un élargissement progressif.

Mais pour que ce nouveau rapport social s’étende à l’ensemble de la société, faut-il une ou des ruptures révolutionnaires ou peut-on imaginer une transition  en douceur? Cette question fait l’objet du point suivant.

3. Scénarios de changement

Soulèvement populaire

Rare sont les personnes qui envisagent encore un scénario de prise du pouvoir de l’Etat par un groupe de révolutionnaires armés. « Comment espérer fonder une société démocratique et pluraliste à partir d’un affrontement violent qui tend par nature à abolir la démocratie et le pluralisme?», interroge Thomas Coutrot. La question de la révolution et d’un point de rupture indispensable, faisant disparaître les fondements de l’économie capitaliste, n’est pas pour autant évacuée. Comment y parvenir, alors, sans violence armée? Thomas Coutrot semble suggérer un soulèvement populaire révolutionnaire général après une longue lutte de transformation de la société à l’intérieur de celle-ci (voir les réformes non réformistes ci-dessus). «Nulle part le capitalisme n’a été renversé par un «dîner de gala», comme disait Mao. Même d’un point de vue purement réformiste, la régulation du capitalisme, par exemple le New Deal nord-américain ou la mise en œuvre du programme du Conseil national de la Résistance en France, n’a été possible qu’à la faveur de conflits et d’affrontement majeurs. «On ne bride pas sérieusement le pouvoir du capital sans passer par des luttes sociales de grande ampleur, qui culminent dans des crises politiques aiguës, de type révolutionnaire. Les vrais réformes se font par ou sous la menace de révolutions», explique Coutrot.

Révolution par les urnes?

Autre éventualité, sans doute complémentaire à celle du soulèvement populaire: la survenue d’une très grave crise financière et économique qui met à bas la crédibilité de la classe politique et économique au pouvoir. Un parti politique révolutionnaire est élu massivement et a carte blanche pour mettre en œuvre des mesures «socialistes». C’est le scénario envisagé par David Schweickart, pour la présentation de la mise en œuvre de son modèle d’alternative, appelé «démocratie économique». Pour lui, quatre simples décisions structurelles suffiraient à mettre en place une alternative au capitalisme : «Un décret abolissant toute obligation pour les entreprises de payer des intérêts ou des dividendes à des particuliers ou à des institutions privées; un autre décret donnant toute autorité aux travailleurs sur les entreprises, sur le principe d’une personne-une voix; le prélèvement d’une taxe sur les capitaux des entreprises, dont les revenus iront au fonds national d’investissement nouvellement créé; la nationalisation de toutes les banques chargées d’examiner les demandes de financement des entreprises et octroyer les nouveaux capitaux selon des critères de création d’emploi et de profitabilité…»

Cette proposition a le mérite de montrer que la transition pourrait être plus ou moins facile ou difficile, selon les alternatives envisagées. La relative aisance avec laquelle pourrait être mis en place le modèle de David Schweickart provient de sa proximité fonctionnelle avec le capitalisme: préservation du marché et de la dynamique de l’entreprise basée sur le profit (même si ce profit est réparti entre les travailleurs selon son modèle). Aucune remise en cause de la division du travail entre tâches de conceptions et tâches manuelles, etc.

Autre proposition intéressante de Schweickart: l’idée de d’indemniser les détenteurs de capital pour leur perte après la «révolution», sur une période d’une trentaine d’années.

L’auteur prend appui sur le fait que de plus en plus de « travailleurs » détiennent aux Etats-Unis des placements en capital, que ce soit sous forme directe d’actions ou d’obligation ou sous la forme de retraite par capitalisation (fonds de pension). Mais il pense qu’il serait adéquat d’étendre cette indemnisation à tous les capitalistes. De cette manière, ceux-ci ne seraient pas contraints d’abandonner immédiatement leur mode de vie. Ce qui représenterait un désastre pour ceux habitués à un train de vie luxueux, et ce qui entraînerait des conséquences néfastes pour tous les travailleurs qui dépendent directement de la consommation des riches (secteur important à l’heure actuelle).

Le questionnement peut s’étendre un peu plus loin: est-ce que le fait de proposer d’indemniser partiellement sur une longue période les perdants directs du passage au socialisme ne permettrait pas de pacifier le débat ? Voire de convaincre toute une partie de la population effrayée par un changement brutal et incertain de suivre le chemin de la «démocratie économique»?

De la violence

Si l’on envisage aucune violence armée pour « prendre le pouvoir », il est toutefois certain que la grande bourgeoisie ne vas pas laisser faire et n’hésitera pas, elle à recourir à la force, même si elle était indemnisée, que ce soit par le biais de la police, de l’armée ou de groupes paramilitaires recrutés et formés dans un but contre-révolutionnaire. Faut-il envisager une défense armée de la révolution? Ceci au risque d’une guerre civile? Ou parie-t-on sur la force de mobilisation pacifique des « masses » pour décourager toute action armée réactionnaire? La seconde option suppose un grand degré d’hégémonie de l’idée du postcapitalisme au sein de la population, ainsi qu’un soutien majoritaire de l’armée. Cette question mérite d’être approfondie.

De l’effondrement du système

Le scénario d’un effondrement du système capitaliste mondial entraîné par un krach financier d’une ampleur jamais vue semble de plus en plus probable. Les collapsologues pariant sur l’effondrement de la société industrielle sous la pression de ses propres contradictions matérielles, économiques, sociales et écologiques ne manquent pas d’arguments[11]. Serait-ce la véritable opportunité pour le passage au postcapitalisme?

Le souci, c’est que nous sommes encore loin d’avoir développés des projets crédibles et enthousiasmants capables de rallier les foules… Sans préparation minutieuse de nouveaux imaginaires et de nouveaux espaces pour les partager, l’avènement du fascisme et du survivalisme parait plus probable qu’une révolution socialiste. Cela ne peut que nous encourager à mener ce travail, devenu urgent.

Bibliographie

Thomas Coutrot, Jalons vers un monde possible, Le Bord de l’eau éditions, 2010.

Tony Andréani, Le socialisme est (a)venir, Syllepse, 2001, Tome 1 et 2.

Michael Albert, Après le capitalisme, éléments d’économie participaliste, Agone 2003.

David Schweickart, After Capitalism, Rowman and Littlefield Publishers, Lanham, Oxford, 2002, pages 171-172

Frédéric Lordon, Problèmes de la transition, https://blog.mondediplo.net/problemes-de-la-transition

  1. Rapport annuel d’Oxfam sur les inégalités mondiales, 2020. La fortune des 1 % les plus riches du monde « correspond à plus du double des richesses cumulées » des 6,9 milliards les moins riches, soit 92 % de la population du globe, une concentration qui « dépasse l’entendement », selon Oxfam.
  2. Frédéric Lordon explique: « La décroissance est le projet insensé de n’avoir pas à renverser le capitalisme tout en espérant le convaincre de contredire son essence — qui est de croître, et indéfiniment. Au vrai, on peut très bien « décroître » en capitalisme. Mais ça s’appelle la récession, et ça n’est pas beau à voir. De deux choses l’une donc : soit il est précisé que « décroissance » est un autre nom pour « sortie du capitalisme ». Mais alors pourquoi ne pas dire simplement… « sortie du capitalisme » ? Et surtout pourquoi maintenir cette problématique de la croissance (dont la décroissance n’est qu’une modalité) qui, en réalité, n’a de sens que dans le capitalisme ». https://blog.mondediplo.net/problemes-de-la-transition
  3. Lire un autre article de Frédéric Lordon, « Pour un communisme luxueux », https://blog.mondediplo.net/pour-un-communisme-luxueux. https://blog.mondediplo.net/pour-un-communisme-luxueux.« Le communisme perdra la bataille imaginaire, et puis la bataille politique, s’il s’enferme dans l’austérité des intellectuels critiques et leur désintérêt ostentatoire, quand ça n’est pas leur mépris, pour les objets, pour la vie sensible, à commencer par la vie domestique. « Pensons surtout à développer nos intellects », « soyons de purs esprits », « les objets nous sont indifférents », « nous sommes bien au-dessus des contingences matérielles », « ces choses n’ont aucune importance ». Quelle erreur. Elles en ont une, et considérable. Dans un scolie « diététique » inattendu, quoique parfaitement logique, Spinoza qui, en matière de développement de l’intellect, n’est pas exactement un petit joueur, recommande d’entourer sa vie « par des aliments et des boissons agréables, ainsi que par des parfums, le charme des plantes verdoyantes, la parure, la musique, les jeux qui exercent le corps, le théâtre et d’autres choses de même sorte dont chacun peut user sans dommage pour autrui » (Eth. IV, 45, scolie). L’esthétique doit être mise partout dans la vie… »
  4. https://www.monde-diplomatique.fr/2019/09/KEUCHEYAN/60371
  5. Dans l’introduction de « La Démocratie en Amérique », cité par Thomas Coutrot.
  6. Attac propose essentiellement des réformes du système dans le « Petit manuel de la transition » ; Les liens qui libèrent.
  7. « Jalons vers un autre monde possible », le bord de l’eau, 2010.
  8. Pablo Servigne, Gauthier Chapelle, « L’entraide, l’autre loi de la jungle », 2017, Les Liens qui libèrent (éd.) .
  9. Conférence donnée en 2018 avec François Ruffin. https://www.youtube.com/watch?v=6J1Lzs-iYAI
  10. Le socialisme est à venir (tome 2), page 250.
  11. « Comment tout peut s’effondrer – Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes », Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Seuil, 2015