Par Vincent Gerber
Extrait du livre «Murray Bookchin et l’écologie sociale», Ecosociété, 2013.
Pour le présent, nous devons toujours plus tenter de démocratiser la république, un appel qui consiste à préserver – et étendre – les libertés que nous avons acquises aux siècles précédents, de pair avec les institutions qui les font exister. Pour le futur, cela signifie que nous devons radicaliser la démocratie que nous créerons, en implantant une base encore plus créative aux institutions démocratiques que nous aurons sauvées et tenté de développer. Murray Bookchin, From Urbanization to Cities
«Aucune société ne peut exister sans structures institutionnelles[1]», nous dit Bookchin. Aussi, si elle critique la forme présente de l’État-nation, l’écologie sociale ne remet pas en cause la nécessité de posséder une structure politique constitutionnelle qui lie autant qu’elle protège des abus et de la loi du plus fort.
«Je suggérerais que ce mouvement [municipaliste libertaire] lui- même devrait avoir une constitution», précise-t-il. « À cet égard, je diverge de l’opinion libertaire qui veut un minimum de restriction. Comme je l’ai déjà dit, là où il y a un minimum de structure, là se retrouve un maximum d’arbitraire. […] La question est de savoir quelle sorte d’organisation[2].»
Pour l’écologie sociale, cette organisation doit avant tout avoir une assise locale. La constitution doit ainsi émerger de la volonté des citoyennes et citoyens, donc être choisie, reconnue et acceptée par eux de façon démocratique, sans être imposée d’en haut. Elle se voit ainsi conçue pour un lieu précis, en fonction de sa tradition culturelle et de sa situation, plutôt qu’homogénéisée sur de vastes territoires comme aujourd’hui. Le choix s’est donc logiquement porté sur le modèle politique confédéral.
Dans sa définition commune, le municipalisme libertaire représente l’organisation théorique d’une société fonctionnant sous la forme d’une confédération de communes, soit une fédé- ration décentralisée de municipalités libres gérées par leurs habitants. Son but est le retour à une gestion locale des affaires publiques dans laquelle chacun retrouve la maîtrise autant du champ législatif qu’économique.
Les sources du municipalisme libertaire se trouvent dans le modèle confédéral libertaire, le communisme et le modèle antique de la démocratie directe athénienne. Le système fonctionne selon l’idéal démocratique, où chacun représente une voix et est à même de l’exprimer et où les décisions sont votées à la majorité. Le qualificatif de «directe» signifie sans représentativité, donc sans politiciens au sens où on l’entend aujourd’hui. Le parlement disparaît et se voit remplacé par des assemblées populaires et publiques réunissant librement l’ensemble des citoyennes et citoyens.
« La démocratie directe signifie des gens gérant leur propre vie, consciencieusement et collectivement, pour le bien de la communauté dont ils font partie. Plutôt que céder le pouvoir de décision à des experts, des professionnels, des représentants ou des bureaucrates, l’écologie sociale prévoit une participation directe de tout le monde dans l’autogestion de leurs affaires communales[3]. »
L’intention est donc avant tout de remettre dans les mains des citoyennes et citoyens la gestion de leur environnement local. Ainsi le système ne comprend pas de professionnels de la poli- tique, mais est géré par des citoyens libres, y dévouant volontairement une partie de leur temps.
Il est question ici de faire ressortir le sens premier du mot politique. Il faut en effet opérer une distinction importante entre le concept de politique et celui d’État. Bookchin désigne par le terme d’«étatisme » (statecraft en anglais) le pouvoir en tant qu’appareil d’État, dirigé par une bureaucratie et des politiciens de métier. Un système professionnel, géré à la manière d’une entreprise par des employés de l’État et dont le citoyen est dépendant plus qu’il n’en a la maîtrise. À l’inverse, « la politique est, presque par définition, l’engagement actif de citoyens libres dans la prise en main de leurs affaires municipales et dans leur défense de cette liberté[4]». C’est une « arène civile » où l’on se forme en tant que citoyen et où l’on légifère démocratiquement sur l’ensemble des affaires municipales, cela sans intermédiaires ni pré- sident ou autorité suprême. Les deux concepts forment un État, mais ils s’opposent dans la manière de le diriger et selon qui détient la légitimité pour le faire.
Le système confédéral de démocratie directe se décline ainsi en plusieurs niveaux. Le pouvoir part du corps des citoyennes et citoyens, qui constitue la base du système et auquel est dévolue la responsabilité de la prise en charge de l’ensemble de la gestion de la communauté. La légitimité de l’exercice de ce pouvoir est acquise par le fait d’habiter le lieu et de dépendre des décisions prises. Les droits de citoyenneté sont ainsi reliés au sol principalement. Membre d’une communauté et dépendant d’elle, il est logiquement du devoir de chacun de la gérer et d’avoir son mot à dire dans les choix de son évolution.
L’échelon situé juste au-dessus des citoyens est celui du territoire dit de «la commune » (ou municipalité), un ensemble géographique et politique concrètement réalisé sous la forme d’un village et de ses champs avoisinants, d’une petite ville, voire d’un quartier seulement. Selon les cas, ses frontières peuvent être autant naturelles qu’historiques. Le lieu doit surtout être cohérent, assez grand pour apporter une diversité et rendre possible un certain développement autonome, mais aussi être suffisamment petit pour permettre d’en comprendre le fonctionnement, de connaître la plupart de ses habitants et de s’y sentir impliqué. Idéalement, il doit posséder un centre, un lieu identitaire où se rassembler, que ce soit une place de marché, une salle communale ou une maison de quartier.
Ainsi remis en lien direct avec leur lieu de vie, les gens en deviendraient responsables et en assumeraient collectivement la gestion lors des assemblées populaires. L’organisation régulière de telles assemblées communales/locales (assemblées de quartier, d’arrondissement, etc.) aurait pour finalité d’y débattre de la politique et de la gestion des affaires locales. Lors de ces réunions régulières seraient traitées les questions concernant l’aménage- ment du territoire, la gestion globale de la production et de l’approvisionnement en nourriture et en énergie, la production de biens, la résolution des conflits ou des problèmes éventuels, l’actualité de la commune, etc. Les divers sujets y seraient annoncés à l’avance, puis exposés, expliqués, débattus et enfin publiquement soumis au vote. Les décisions seraient ensuite appliquées par des personnes mandatées au nom de l’assemblée pour veiller à leur exécution.
Dans ces assemblées, chacun doit avoir la possibilité d’exprimer son point de vue, tout en laissant la majorité trancher. Le rôle du système démocratique est bien de permettre à chacun de prendre part aux décisions, et de les contester, mais en aucun cas de contenter tout le monde. Par contre, compte tenu que beau- coup de décisions se prendraient à un niveau proche des gens, où les intérêts convergent plus aisément, et dans un milieu familier et moins soumis aux intérêts économiques, chacun serait plus à même de s’identifier à de larges majorités, permettant un fonctionnement commun dans les prises de décision.
Bien que contesté, Bookchin a toujours défendu le principe de prise de décision à la majorité face à d’autres méthodes démocratiques comme la majorité des deux tiers ou le consensus. Il est selon lui le plus rationnel. Prendre les décisions à la majorité évite un blocage trop aisé de la part des opposants et donc un certain immobilisme, tout en laissant toujours ouverte la possibilité aux minoritaires de convaincre de la justesse de leur point de vue et de remettre en question une décision. Les personnes opposées à une mesure décidée doivent convaincre, être convaincues ou accepter le vote, mais en aucun cas il ne doit y avoir une volonté de contenter tout le monde par des demi-mesures ou en atténuant la portée de celles-ci. Bookchin a beaucoup insisté sur le fait que chercher l’unanimité autour d’une décision est tout bonnement impossible. L’unanimité n’est d’ailleurs même pas souhaitable, car elle tend à affaiblir la décision et à la réduire au plus petit dénominateur commun. En revanche, il est évident qu’un choix fait par une majorité ne garantit en rien qu’il soit meilleur qu’un autre. Celui-ci apporte surtout une légitimité concrète.
L’importance accordée au débat est ici primordiale. Tout doit être entrepris pour que les votes soient exprimés en connaissance de cause. Le corps des citoyennes et citoyens doit avoir la possibilité de formuler son opinion et de contester les décisions, ce qui nécessite leur compréhension. Ce principe est d’une grande importance pour la réussite du système et sa cohésion. En assemblée, chacun possède le droit à la parole et devra être encouragé à la prendre pour donner son avis. La participation ne viendra pas toute seule, mais l’espoir est qu’avec la pratique, en comprenant mieux les enjeux et en étant directement concernés, les gens prennent confiance et s’impliquent davantage.
Les bases du système politique et économique devront donc être enseignées au travers d’une éducation générale poussée, mais les citoyens se formeront en grande partie par la pratique. Cette formation est vue comme une nouvelle forme de paideia (du nom du parcours d’éducation qui formait le citoyen grec aux multiples connaissances nécessaires à l’exercice de la citoyenneté). Cette formation doit se montrer très diversifiée et aussi complète que possible, autant théorique que pratique, et inclure l’ensemble des domaines principaux de la commune. Le but étant, une fois la majorité atteinte, d’avoir le bagage nécessaire pour défendre son avis et faire des choix éclairés dans les prises de décisions politiques.
Pour les questions complexes demandant un savoir particulier, l’assemblée se verra informée par les personnes directe- ment impliquées, travaillant dans le domaine ou l’ayant étudié. Celles-ci, si possible sélectionnées pour représenter les différents points de vue et alternatives envisageables, auront la charge de conseiller les citoyennes et citoyens lors du vote, c’est-à-dire d’expliquer (en détails mais de façon compréhensible) les différents points techniques et propositions et de répondre en direct aux différentes questions de l’assemblée sur le sujet.
Tout acteur d’un tel système doit clairement disposer de plus de temps pour se consacrer à la gestion de la communauté. Comme il sera nécessaire d’être bien informé pour participer activement aux séances, celles-ci devront également être prépa- rées à l’avance. Pour que cela soit possible, le temps aujourd’hui consacré au travail devra être réduit pour ne pas transformer l’activité politique en une corvée supplémentaire, auquel cas les assemblées seront désertées ou réservées à une élite. Favoriser leur accès est une mesure à mettre en parallèle avec la garantie de recevoir le minimum pour subvenir à ses besoins, sinon cette nécessité prendra toujours le dessus.
La question de la participation est un point clé et délicat. S’il n’est pas agréable de venir à ces assemblées et de participer aux décisions, la gestion de la société par les citoyens n’a aucune chance de fonctionner. C’est une des raisons pour lesquelles
Bookchin insiste sur le besoin de redonner une connotation positive à la politique, d’y réintéresser les gens pour qu’ils soient motivés à participer à ces assemblées – et de façon active. La question de la motivation à la gestion des affaires, qui représente aujourd’hui l’un des grands problèmes, devra être résolue d’une manière ou d’une autre. Beaucoup s’accordent à dire que la nécessité de changement sera dans un premier temps le mobilisateur le plus efficace pour ramener les gens à la politique et leur y redonner goût. Le sentiment de responsabilité, qui pourrait naître par une identification renouée avec sa commune et sa région, aura ensuite un grand rôle à jouer.
Enfin, qu’elles prennent la forme de villages, de petites villes ou de quartiers, ces communautés devront chercher à se confédérer entre elles sous la forme d’une « Commune de communes »
– un modèle inspiré de la Commune de Paris. Des assemblées confédérales, qui rassembleront plusieurs communautés avoisinantes, se tiendront à plus grande échelle (et moins souvent). Leur rôle sera de statuer – de la même manière – sur des questions qui requièrent une vision plus large et qui nécessitent d’être traitées à une échelle supérieure.
Chaque communauté devra donc désigner un délégué (voire plusieurs) qui aura pour mission de la représenter lors de l’assemblée confédérale, selon le principe dit du mandat impératif, qui reprend en soi le système brièvement mis en pratique durant les épisodes de la Commune de Paris et en Espagne en 1936-1939. La communauté devra donc choisir pour la représenter quelqu’un à qui elle accorde sa confiance et qui sera à même de parler le mieux en son nom. Ce ou ces représentants n’auront pas de pouvoir personnel et leur rôle consistera à exposer les positions prises par le groupe. Et si, malgré tout, un délégué devait ne pas suivre les recommandations faites par la communauté ou outrepasser son mandat, l’assemblée communautaire aurait alors la possibilité de destituer son émissaire et de révoquer ses prises de position. Le système se veut ainsi transparent, avec un contrôle permanent des citoyens, représentés par l’assemblée citoyenne locale. Outrepasser son mandat reviendrait à s’opposer à la majorité de la communauté et s’exposer à une forte pression populaire.
L’association entre les différentes communes serait institutionnalisée par l’existence d’une constitution au niveau régional et confédéral. Mais celle-ci serait compatible avec la liberté, l’autonomie et l’expression identitaire des communes qui la composent. Somme toute, le but de ce pouvoir «multimunicipal» sera bien de remplacer l’État:
« [L]es municipalités démocratiques devraient se lier ensemble pour former une confédération plus large. Ces assemblées et confédérations, par leur existence même, pourraient ensuite défier la légitimité de l’État et des formes étatiques de pouvoir. Elles pourraient expressément aspirer à remplacer le pouvoir de l’État et l’étatisme par un pouvoir populaire et une politique de changement radical socialement rationnelle[5]. »
- Murray Bookchin, « Social Anarchism or Lifestyle Anarchism : An Unbrid- geable Chasm », op. cit., p. 58. ↑
- Murray Bookchin interviewé par Janet Biehl, Le municipalisme libertaire, op. cit., p. 278. ↑
- Peter Staudenmaier, « Economics in a Social-Ecological Society », op. cit., p. 13. ↑
- Murray Bookchin, « The Communalist Project », op. cit., p. 26. ↑
- Ibid., p. 29. ↑