2021 : Centenaire de la répression contre la Makhnovtchina (1917-1921)

par Caroline Meijers, Undervelier (Jura Suisse), novembre 2021

Makhnovtchina,  Makhnovtchina,
Tes drapeaux sont noirs dans le vent
Ils sont noirs de notre peine
Ils sont rouges de notre sang.

Au printemps, les traités de Lénine
Ont livré l’Ukraine aux Allemands
À l’automne, la Makhnovtchina
Les avait jetés au vent. [1]

Je suis un paysan, né à Gouliaï-Polié, bourg de la région d’Ekatérinoslav en Ukraine. Mes parents furent d’abord des serfs, puis des paysans libres. Selon le récit de ma mère, leur vie fut épouvantable sous le servage. Encore enfant, elle fut battue deux fois à coup de verges. […][2]

Ces mots sont ceux de Nestor Makhno, paysan pauvre d’Ukraine devenu « Batko Makhno », ce qui veut dire « petit père Makhno » en ukrainien. Ce titre lui était donné non pas à cause de son âge, mais en raison de son génie militaire, de son courage, de son incorruptibilité et de sa fidélité aux idées anarchistes. Ces idées, il les a mises en pratique, avec ses amis du groupe anarchiste-communiste paysan de Gouliaï-Polié, sur un territoire grand comme la moitié de la France, entre le Don et le Dniepr, en Ukraine. Jusqu’à ce que, sous les ordres de Lénine[3] et de Trotski, l’armée rouge soviétique anéantisse ce mouvement, que l’on appelait « Makhnovtchina ».

Mais commençons par un peu d’histoire.
Nous sommes le 1er mars 1917 : après le renversement du tsar en février 2017, la Russie devient une démocratie parlementaire et les prisonniers politiques sont libérés.
Makhno raconte : Je sortis dans la rue en titubant, mal habitué à l’absence des fers que j’avais portés pendant 8 ans. Une foule immense nous attendait et nous acclamait en criant : Vive la libération des détenus politiques !
La plupart de ses camarades anarchistes restaient à Moscou, où ils avaient été emprisonnés sous le régime du Tsar, mais Nestor allait retourner dans son village pour rejoindre son groupe anarchiste-communiste paysan, et tenter de réaliser enfin ses idéaux anarchistes.
Il a 28 ans.

À partir de mars 1917 et de son retour à Gouliaï-Polié, Nestor convoque ses amis du groupe anarchiste-communiste paysan, et commence avec eux de mettre en place des organes révolutionnaires :

D’abord, ils font élire un nouveau Comité communal (l’unité administrative du gouvernement de coalition), vraiment représentatif de la population rurale. En avril 1917, Makhno est élu directeur de ce comité. Ensuite, ils fondent avec les paysans « l’Union des paysans de Gouliaï-Polié » (appelée par la suite « Soviet des députés paysans et ouvriers »), dont Nestor Makhno est élu président. Des ouvriers se joignent au mouvement : le syndicat des métallurgistes et des travailleurs du bois de Gouliaï-Polié demande à Nestor de l’aider à former une union, de s’y inscrire lui-même et de l’aider à organiser une grève. Et l’on se met au travail :

Le groupe anarchiste proposa d’exproprier sans plus tarder les terres et les propriétés pour organiser des communes agraires libres, si possible avec la participation de ces mêmes pomechtchiks et koulaks [les propriétaires fonciers et les paysans riches]. S’ils refusaient de rejoindre la famille des paysans libres et exprimaient le désir de travailler de leur côté, chacun pour soi, on leur attribuerait leur part des biens sociaux qu’ils avaient détenus et les moyens de vivre de leur travail, indépendamment des communautés agraires[4]. 

Ce qui fut fait, et ceci même avant la révolution d’octobre 2017, suite à laquelle les bolcheviks et les socialistes-révolutionnaires décrètent l’abolition de la propriété privée.

Le peuple doit être souverain chez lui. L’heure est enfin venue de réaliser son rêve séculaire. Dorénavant, la terre, les fabriques et les usines doivent appartenir aux travailleurs. Les paysans seront maîtres des terres, les ouvriers maîtres des fabriques et des usines[5].

Pour convaincre les villages des alentours de suivre l’exemple de Gouliaï-Polié, Nestor et ses amis sillonnent les environs, allant de village en village, mais se rendent également dans les usines des villes. Partout où ils passent, leurs idées suscitent enthousiasme et adhésion, et les paysans et ouvriers, faisant acte d’autonomie et d’autodétermination, s’émancipent de leurs patrons et de leurs propriétaires fonciers. Gouliaï-Polié devient le centre d’un vrai soulèvement populaire en Ukraine.

Les anarchistes réussissent à convaincre la majorité de la population d’Ukraine de leurs idées, au détriment des bolcheviks et des socialistes-révolutionnaires, qui tentent sans succès de persuader la population d’adhérer à leurs partis politiques.

Dès la fin du mois d’août, les paysans nous avaient compris, ils ne dispersaient plus leurs forces entre les divers groupements politiques, incapables de réaliser quoi que ce soit de décisif et de durable. Et mieux ils nous comprendraient, plus ils croiraient en eux-mêmes, au rôle qui leur revenait dans la révolution : abolir le droit à la propriété privée sur les terres, les déclarer biens collectifs, puis après s’être entendus avec les prolétaires des villes, abolir toute forme de privilèges et toute possibilité de domination sociale[6]. 

Le soutien apporté par une population rurale et, qui plus est, en partie illettrée, à ces actions d’expropriation et de collectivisation de la terre peut surprendre. Ce soutien de la population, en majorité des paysans pauvres, s’explique par plusieurs facteurs, dont le plus important est certainement le travail incessant de propagande du groupe anarchiste-communiste paysan de Gouliaï-Polié.
Ce groupe avait commencé ses activités en 1905 déjà. Makhno avait alors 16 ans.

En août 1917, après l’offensive des généraux russes dite « blancs » (c’est-à-dire tsaristes) contre la révolution en cours, un « Comité de défense de la révolution » est élu à Gouliaï-Polié, avec Nestor Makhno comme président.

On résolut sur-le-champ de procéder au désarmement de toute la bourgeoisie de la région et d’abolir ses droits sur la richesse du peuple : terres, fabriques, usines, imprimeries, salles de spectacle et autres entreprises publiques. Car pour donner un coup d’arrêt à l’avancée de Kornilov [général blanc], il fallait d’abord en finir avec la domination bourgeoise [7][…]
Je fus accueilli par un cri immense : « Vive la révolution ! Vive son défenseur fidèle, notre ami le camarade Makhno ! » Ces acclamations, je sentais bien que je ne les avais pas méritées ; aussi je réclamai le silence, demandant aux manifestants de m’écouter. Mais la foule me souleva sur ses épaules, en redoublant de cris : Vive la révolution ! Vive le camarade Makhno ! » Quand ils se furent calmés, je leur demandai pourquoi ils avaient cessé le travail et la raison de leur venue au Comité de défense de la révolution. « Nous venons nous mettre à sa disposition, dirent-ils, et nous ne sommes pas les seuls.
– Il y a donc de la poudre dans les poudrières ?
– Oui, il y en a, et en grand quantité ! »[8]

La Makhnovtchina, qui a inspiré la chanson du même nom, fut une véritable armée insurrectionnelle, qui a compté jusqu’à 29 000 combattants en première ligne, et 20 000 hommes en réserve faute d’armes[9]. Cette armée a été créée en septembre 1918, avec le soutien de la population de Gouliaï-Polié, qui a une nouvelle fois élu Nestor comme son guide, cette fois militaire. Elle a combattu avec succès contre les offensives des armées blanches et des armées austro-allemandes, ainsi que contre les nationalistes ukrainiens de Petlioura et les Cosaques du Don, du Kouban et du Térek, ralliés aux armées blanches.

Pourtant, dès que le péril des armées contre-révolutionnaires est écarté, les bolcheviks se retournent contre le mouvement makhnoviste, afin de prendre l’Ukraine sous leur contrôle. Dès janvier 1920, ils essaient de décapiter la Makhnovtchina en éliminant certains des plus proches compagnons de Makhno. Grâce au soutien de la population, les makhnovistes résisteront près de dix mois face à une armée rouge nettement supérieure en nombre et en armement. Mais leur lutte s’achèvera en août 1921, après le massacre de la plupart d’entre eux. Les civils paieront aussi un lourd tribut : « Piotr Archinov, le mémorialiste de la Makhnovtchina et témoin oculaire de cette guerre d’extermination, évalue, pour l’année 1920, d’après les calculs les plus modérés, le nombre des paysans fusillés ou mutilés par les autorités bolcheviques à près de deux cent mille ! »[10]

Mais pourquoi tant de haine ?

Le but avoué des bolcheviks au pouvoir, avec Lénine à leur tête, était de rester au pouvoir coûte que coûte. Il n’est pas difficile de comprendre que les partisans libertaires de la Makhnovtchina, qui revendiquaient l’autodétermination des paysans et ouvriers sur leurs terres et dans leurs usines, gênaient cette soif de pouvoir absolu des bolcheviks. Pour eux, les paysans et les ouvriers n’étaient « pas mûrs » pour prendre leur vie en main. De toute façon, les bolcheviks ne s’en sont pas pris uniquement aux anarchistes ; tous les autres courants politiques, dont les socialistes-révolutionnaires, leurs anciens alliés, ont été écartés du pouvoir et leurs représentants persécutés, voire éliminés.

Pour légitimer l’extermination de la Makhnovtchina, les bolcheviks ont recouru à une méthode éprouvée : des campagnes de diffamation dans la presse, qui accusèrent les compagnons de Makhno de banditisme, d’alcoolisme, de pillages, d’antisémitisme, de violence envers les femmes, etc. L’accusation qui a le plus indigné Makhno est celle d’antisémitisme, et nous lui donnons donc la parole pour sa défense :

Citoyens juifs ! Dans mon premier Appel aux juifs publié par le journal français Le Libertaire, je vous ai demandé, aussi bien aux bourgeois qu’aux socialistes et même aux anarchistes tels que Yanovsky, qui ont tous parlé de moi comme d’un pogromeur et ont taxé d’antisémitisme le mouvement de libération des paysans et ouvriers ukrainiens que j’ai guidé, de m’indiquer des faits précis : où et quand, moi ou le mouvement précité, avons-nous commis de tels actes ? […] Jusqu’à présent, je n’ai eu connaissance d’aucune réponse de ce genre. […] D’ailleurs, dans ce mouvement, des unités combattantes révolutionnaires composées de travailleurs juifs ont joué un rôle du premier plan[11]. 

Les recherches de Tchérikover, spécialiste des recherches sur les persécutions et les pogromes contre les Juifs en Ukraine, concluent également à l’absence d’antisémitisme dans la Makhnovtchina : « Il est incontestable que parmi toutes ces armées, y compris l’armée rouge, c’est l’armée de Makhno qui s’est comportée le mieux à l’égard de la population civile en général et de la population juive en particulier.[12] »

Il ne nous reste plus qu’à souhaiter que cette expérience concrète d’autogestion menée sur un territoire aussi grand que la moitié de la France, et qui a concerné au moins deux millions de personnes, nous servira d’exemple.

Un exemple des possibilités que nous avons, si nous avons le courage et la détermination de prendre notre vie en main. Un exemple qui doit nous montrer que non, l’être humain n’est pas égoïste et indifférent de nature, qu’il est capable de grandes choses !

Chapeau bas à Nestor Makhno, Sémion Karetnik, Pétia Liouty, Alexis Martchenko, Fedor Chtchouss, Vassily Kourilenko et tous les autres, qui ont, à la seule exception de Makhno, payé de leur vie leur volonté de mettre en pratique leurs idées anarchistes (la plupart d’entre eux avaient moins de 30 ans).

Makhnovtchina, Makhnovtchina
Armée noire de nos partisans
Qui voulait chasser d’Ukraine
A jamais tous les tyrans !

Un documentaire à voir sur youtube : Nestor Makhno, paysan d’Ukraine d’Hélène Châtelain (1996).

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  1. Ce texte d’Etienne Roda-Gil emprunte, avec malice, le thème musical d’un chant bolchevique russe, Les Partisans, de T. Atourov, pour rendre hommage à la Makhnovtchina.

  2. Nestor Makhno, Mémoires et écrits, 1917-1932, Éditions Ivrea, Paris, 2009, p. 23.

  3. Souvenirs sur Vladimir Ilitch Lénine, tome XXXV, p. 488.

  4. Nestor Makhno, op. cit., p. 120.

  5. Ibid., pp. 120-121.

  6. Ibid., p. 114.

  7. Ibid., p. 115.

  8. Ibid., p. 117.

  9. Alexandre Skirda, Nestor Makhno, le cosaque libertaire, 1888-1934, les Éditions de Paris, 1999, p. 107.

  10. Ibid., p. 216.

  11. Nestor Makhno, op. cit., p. 529.

  12. Cité par Alexandre Skirda, op. cit., p. 399.